top of page

"Toutes ces vies jamais vécues" de Anuradha Roy

De temps en temps, je me demande ce qui me pousse à faire cela : revisiter le passé, me remémorer, écrire. Pour qui ? Sommes-nous la somme de nos actes ou la trace que nous laissons derrière nous ? Ni l'un ni l'autre, peut-être. J'ai lu quelque part qu'on avait encouragé Rabindranath Tagore vers la fin de sa vie à écrire son autobiographie. Le poète s'était interrogé. Les gens étaient-ils friands de ses histoires de cœur ? Le voyeurisme exigeait-il le dévoilement de pans de vie intime ? Il s'y refusait. Il avait traversé des moments si douleurs qu'il ne supportait pas l'idée de les revivre.



Mychkine, horticulteur, coule à 65 ans une retraite paisible dans sa maison natale d'une ville de l’Himalaya indien Muntazir, qui a été autrefois une très belle bourgade. Durant toute sa carrière Mychkine a œuvré à embellir sa ville mais des projets ambitieux ont enlaidi la ville et ont détruit son travail. Le charme d'antan ayant disparu, Mychkine ne s'accorde que très peu de sorties. Un de ses seuls plaisirs, lui qui n'a finalement jamais fondé de famille, est de recevoir du courrier. Justement en cette année 1992, un paquet volumineux en provenance du Canada vient d'être déposé. Il sait pertinemment que cette enveloppe à bulle a un rapport avec sa mère. Il hésite à l'ouvrir car il a peur d'être projeté à l'époque où il avait 9 ans et que sa vie a basculé avec le départ de sa mère qui a suivi un artiste étranger à Bali et qui a par la même occasion entachée la réputation de sa famille. Pourtant, la seule présence de ce pli,  lui suffit à faire ressurgir d'eux-mêmes les souvenirs à cet homme qui croyait être à l'aube de sa vie.


Le dernier wagon est passé. L'herbe a frémi. Puis le silence est retombé dans un vide immense : le monde s'était transformé en une toile de tente bleu nuit que les étoiles commençaient à percer. J'étais le seul être humain à l'abri sous cette tente.


"Toutes ces vies jamais vécues" est le quatrième roman traduit en français de l'auteure indienne Anuradha Roy. Comme dans "Un atlas de l'impossible" et "Les plis de la terre", l'auteure a posé le décor principal de son roman dans une ville des contreforts de l'Himalaya indien, cette fois-ci dans une ville imaginaire nommée Muntazir où le protagoniste, Michkine, a vécu quasiment toute sa vie. Mais dans ce roman, Anuradha Roy nous transporte également au-delà des frontières indiennes, sur l'île indonésienne et hindouiste de Bali, à la découverte de sa culture et de ses paysages.

"Toutes ces vies jamais vécues" nous projette par intermittence à deux époques. La première époque est le "présent", dans les années 1990, alors que Michkine est un homme âgé. La seconde est le "passé", sa jeunesse, située dans une période allant du milieu des années 1935 au début des années 1940, c'est-à-dire avant et pendant la seconde guerre mondiale. Ce qui apporte toute la puissance et l'originalité à ce roman, est qu'Anuradha Roy, a déroulé son roman autour d'un personnage ayant existé : Walter Spies, un artiste atypique et au parcours original qui a fait connaître, notamment à travers ses œuvres, Bali à l'Occident et qui est décédé en mer en 1942. Elle s'est inspirée de la vie de l'artiste tout en redessinant quelques pans de sa vie. En effet, malgré que Walter Spies avait été un grand voyageur et intéressé par l'Inde notamment par le sanskrit, chose étonnante il n'aurait jamais mis un pied en Inde. Anuradha Roy a donc, dans ce roman, imaginé en partie ce qui aurait pu se passer si Walter Spies avait voyagé en Inde et s'il avait rencontré Gayatri, la mère du protagoniste, qui le suivra à Bali pour exercer librement sa passion auprès de lui.

Avec comme personnages clés des artistes, l'art a une place prédominante dans ce roman mais Anuradha Roy a tenu à rendre hommage à quelques hommes et femmes de lettres dans son roman : le grand Tagore, Mircea Eliade, la poétesse et romancière bengalie Maitreyi Devi, l'écrivaine originaire de Jaipur Jyotirmoyee Devi, ... Les deux dernières ayant d'ailleurs un lien de parenté avec Anuradha Roy.

De par l'époque où Michkine a grandi, rappelons que ce fut quelques temps avant la seconde guerre mondiale et pendant, l'histoire a forcément sa place dans ce roman. Outre le sujet, disons classique, de la lutte pour l'indépendance de l'Inde représentée par le père du protagoniste, qui est incarne également un temps celui de pèlerin à travers son voyage dans les villes sacrées de son pays, il est intéressant de découvrir le conflit depuis l'Indonésie. Anuradha Roy a réussi à bien intégrer le sujet dans son histoire et sans l'alourdir, tout en apportant quelques informations essentielles. Cette petite introduction pourra rappeler à certains lecteurs, Minke, le personnage principal de la trilogie du Buru Quartet de l'auteur indonésien Pramoedya Ananta Toer qui aurait sans doute pu rencontrer Walter Spies.

"Toutes ces vies jamais vécues" est décomposé, disons, en deux parties, la première principalement tournée autour du personnage .de Mychkine et ses souvenirs. La seconde se décompose principalement des lettres qu'avait écrit la mère à Mychkine, Gayatri, a son amie et voisine Lisa. Des lettres où Gayatri raconte sa version des faits sur les évènements qui l'ont conduit à quitter mari et fils et où elle y fait nombre de confidences et de révélations. Dans cette seconde partie, Mychkine prendra quelquefois la parole afin que le lecteur puisse découvrir son ressenti quand aux confidences de sa mère à son amie. Lui qui ne connaissait finalement que très peu de choses sur sa mère, découvrira qui elle a été, mais ce qui est vraiment intéressant et de savoir comment il va réagir et interpréter ces lettres.


Dans "Toutes ces vies jamais vécues", le lecteur retrouve tout l'univers d'Anuradha Roy : les montagnes où elle vit, Calcutta et le Bengale d'où elle est originaire, la ville de Jaipur même si cela est moins flagrant et sans oublier son goût pour les voyages, les arts, sa curiosité et sa soif de connaissances tous quatre qui conduit les lecteurs à Bali à la découverte de Walter Spies mais également un prélude à la culture balinaise.

"Toutes ces vies jamais vécues" est un roman que seul Anuradha Roy peut écrire. Il combine histoires et secrets de famille, l'amour des arts, l'histoire et la découverte d'un autre monde. "Toutes ces vies jamais vécues" est un magnifique roman qui a beaucoup de choses à faire découvrir à son lecteur tout en lui procurant une lecture agréable et dépaysante.





C'est étrange de penser que les tableaux de ma mère ont été exposés un jour dans un musée alors que je n'ai jamais vu son travail ! Seulement les petits dessins qu'elle joignait à ses lettres. A plusieurs reprises, j'ai envisagé un voyage à Bali pour découvrir les lieux où elle avait habité, la place qu'elle s'y était faite, pour voir aussi à quoi ressemblait un faux manguier ainsi que les arbres, les animaux et les rivières qu'elle dessinait dans ses lettres. Je n'ai jamais voulu y aller en simple touriste. Je rêve en fait de faire le même périple qu'elle : prendre un train, puis un bateau, un vapeur et enfin une petite embarcation pour traverser l'océan Indien, me frayer un passage parmi les centaines d'îles, m'arrêter tous les deux ou trois jours, repartir quand je le veux. Elle y était parvenue - elle s'était penchée au-dessus d'un cratère, elle avait vu le brasier en contrebas et avait plongé. Pourquoi en étais-je incapable ?





 

Toutes ces vies jamais vécues

De Anuradha Roy

Titre original : All the Lives We Never Lived

Roman traduit de l'anglais (Inde) par Myriam Bellehigue

Éditions Actes Sud - Collection "Lettres indiennes" série dirigée par Rajesh Sharma

ISBN : 978-2330134037 - 317 pages - Prix éditeur : 22,50 €

Date de parution : mars 2020





Kommentare

Mit 0 von 5 Sternen bewertet.
Noch keine Ratings

Rating hinzufügen
bottom of page