Le fabuleux dieu éléphant, sa monture et mes vies.
Sensorium est plus qu'un roman, c'est une expérience littéraire, une nouvelle forme de littérature qui peut sans doute être qualifiée de contemporaine. Avec Sensorium, Abha Dawesar ose casser les principes de la littérature classique en considérant son personnage principal comme secondaire. Bien évidemment, il reste le fil conducteur du récit, mais avant tout, il est le vecteur qui permet d'intégrer dans le récit différents sujets concernant les sciences au sens large. Abha Dawesar pousse encore plus loin dans son originalité et son audace, en intégrant en parallèle au récit de nombreuses annotations et croquis. Une sublime expérience très digeste et très innovatrice, un voyage intérieur entre le doute et la certitude.
Abha est une artiste plasticienne qui vit entre New-York, la France et l'Inde où vivent ses parents médecins. Abha est l'un de ses cinq prénoms, mais pas celui qui lui a été donné lors de la cérémonie de "Nâmakarana", la cérémonie du prénom qui a lieu une dizaine de jours après la naissance. Son prénom principal, déterminé par les astres, l'astrologie et les écritures, devrait être Durga, mais le préfixe "Du" est considéré dans l'hindouisme comme un préfixe de mauvaise augure, comme deux autres de ses prénoms, Chandraprabha et Poornima qui font référence à la lune. Même si Abha-Durga "ne raffole pas de ces trucs religieux", son inconscient pourtant lui rappelle sans cesse qu'elle n'est pas née sous la meilleure étoile. Un an en arrière, lors de son dernier séjour en Inde, aiguillonnée par son cousin et par sa propre curiosité, elle est allée voir un homme, Naadi, qui sait lire, grâce aux empreintes digitales, le mauvais karma que possèdent les gens. Après tout un rituel ponctué de questions et de vers en ancien tamoul, les étroites feuilles de palmier rectangulaires ont parlé. Dans une ville antérieure, Abha-Durga était un brahmane, et ce dernier en choisissant la renonciation au lieu de sa vie d'époux, a poussé son épouse au suicide et elle y a entraîné leur fils dans la mort. Un péché d'un autre temps, d'une autre vie, certes, mais tant que Abha-Durga ne l'aura pas expié en réalisant des samadhans prescrit par Naadi, elle ne parviendra pas à accomplir son destin et cette prophétie continuera à hanter sa vie. Un an après cette sentence, Durga passe quelque temps en France, précisément dans les Flandres, où elle vit dans une résidence avec d'autres artistes au milieu de nulle part, dans une réserve naturelle. Ses journées, elle les passent à créer une œuvre complexe et à se promener dans la nature. Elle a décidé d'y séjourner, car elle souffre du syndrome "je suis le centre du monde" et veut vivre à la troisième personne. Elle se recherche et ses pensées vagabonderont, comme jamais auparavant, à travers les méandres de son cerveau et des sciences. Des opposées s'affrontent : sa culture orientale et sa nouvelle culture occidentale, les sciences et les arts, soi-même et la vie en communauté, ses souvenirs et sa vie présente, le réel et l'irréel, ... Tout un panel de sujets hante son cerveau : le fonctionnement de ce dernier, Ganesh, les rats, les fourmis, les pigeons, la lune, les épopées hindoues, les superstitions diverses, ses souvenirs d'enfance, l'astronomie et l'astrologie, ... Presque à l'image d'un banian, arbre sacré aux branches en constante expansion qui s'emmêlent et se démêlent, symbole de la vie éternelle. Mais elle n'est pas au bout du supplice que la culpabilité de son ancienne vie lui assène dans son for intérieur, un mal étrange la prendra à la gorge ...
Sensorium" est une lecture vraiment très intéressante et originale, qui a sans doute déjà remué plus qu'un cerveau et vous fera peut-être découvrir ou redécouvrir votre système sensoriel à travers les nombreuses réflexions qui le composent. Pourtant, ce roman est discordant, un sentiment voulu sans doute par l'auteur mais pourtant qui n'altère en rien à sa qualité malgré qui laisse pourtant son lecteur songeur. Réflexion quelque peu étrange, sans doute ... Le personnage principal est cité à la troisième personne et nous sommes souvent amenés à nous trouver dans son cerveau, ses pensées, ses analyses très souvent scientifiques, etc. Sa vie physique dans les Flandres, y est aussi calme que l'environnement autour duquel il vit. Cela est presque ennuyant à côté de ce qu'il se passe dans son cerveau, et cela tombe bien, l'on ne s'y attarde pas trop dans ce monde réel, juste quelques bribes par-ci par-là qui nous serviront plus tard. Le personnage principal (je l'appelle ainsi car en faite nous ne connaissons pas réellement son prénom, tout au moins pas avant la fin) se dévoile enfin, dans ce que je qualifierais de seconde partie, lors de son retour en Inde puis aux États-Unis. Les pensées existentielles sont reléguées au second plan et Durga-Abha reprend sa place de leader, redevient "je" (même si dans le roman elle reste à la troisième personne) et enfin sa vie prend forme, elle revit, reprend du poil de la bête et cessera enfin d'être sa propre ombre. Mais quel lien avec son péché qu'elle devait expier ? Pour connaître cela, il faut lire "Sensorium", un espèce de medley qui entremêle des pensées métaphysiques avec la mythologie et les croyances hindoues.
Petit conseil de lecture Certains lecteurs pourront peut-être se perdre dans la conception et la schématisation du livre, principalement à cause des annotations, des notifications et des croquis qui le parsèment. Pour ma part, cela n'a en rien gêné ma lecture, car j'ai su mettre mes réflexes de lecture de côté. En premier lieu, j'ai lu le chapitre et je me suis ensuite intéressée aux autres éléments qui le composent, comme une forme d'illustration ou un complément d'information sur le chapitre. Il ne faut pas hésiter à lire doucement, tourner les pages aussi bien en avant qu'en arrière pour quelque fois relire des passages. Prenez presque ce roman pour un jeu de piste ou comme une œuvre moderne où il faut tourner la tête de multiples fois pour s'imprégner et comprendre l'ouvrage. Et vous serez à votre tour, sans doute conquis(e). J'essayerais pour ma part, de m'y replonger plus tard, pourquoi pas lorsque sa version de poche sortira ...
Matin et soir, quand le livreur de lait arrivait sur sa mobylette, le chaton miaulait, se frottait contre les jambes de l'homme et suivait Grand-mère tandis qu'elle emportait vers la maison le lait frais dans un récipient en acier. Il ne se taisait qu'une fois rassasié.
Page 58
Elle est à la résidence pour se penser à la troisième personne. C'est ce qu'elle a écrit dans la candidature qu'elle a soumise à la résidence et c'est sur cette base qu'elle a été acceptée. Son projet est sans prétentions intellectuelles, un affront comparé à d'autres œuvres qui examinent le corps, ses limites, ses interactions avec d'autres corps et esprits, ses aspects matériels et immatériels. Elle ne fait que réfléchir et songer à la troisième personne pour voir si elle en tirera quelque chose. Toute une idée, créative ou personnelle, serait bienvenue.
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Elle a grandi avec les mythes que lui racontait sa grand-mère et elle aime certains personnages presque comme s'ils faisaient partie de sa propre famille. Entre cette position de tendresse familière et la divinité, il y a un saut à franchir aussi long qu'une année-lumière. Pourtant la piètre logique de la pensée religieuse s'insinue dans la pensée associative de son cerveau. Dans son esprit, Ganesh, le dieu éléphant omniprésent, va toujours de pair avec sa monture, la souris Mûshika. Durga, son éponyme, chevauche un tigre et Saraswathy, la divinité de V.S. Ramachandra, un cygne. Elle a ses dieux favoris, elle a toujours préféré Krishna à Rama même si tous deux sont des incarnations de Vishnu. Ganesh, toujours populaire, est son chouchou également.
Page 91
C'est l'idée de l'Inde, couplée au fait que depuis qu'elle a quitté le pays tout le monde la voit en tant qu'Indienne, qui l'a forcée à réfléchir à la question. Séduite par la science, il est impossible qu'elle adhère aux castes ; imprégnée de scepticisme, elle n'a pas grand-chose d'une hindoue ; brune à cause de la concentration de mélanine dans sa peau, elle accepte l'étiquette "indienne" même si la véritable signification de ce mot est sans cesse mouvante.
Page 109
Elle ne peut pas penser à la troisième personne si elle éprouve ce besoin impérieux d'une deuxième. Il ne s'agit pas seulement de vouloir être une petite souris, une parmi d'autres, mais aussi de réduire les autres à ce statut de petite souris anonyme. De ces deux défis, celui-ci est peut-être le plus difficile.
Page 182-183
Sawai Jai Singh, qui a construit des structures inclinées de pierre rouge en forme de fer à cheval, sans toit, munies d'escaliers qui semblent ne mener nulle part, avait des raisons politiques de le faire. Le temps, cette bête informe qui était le métronome des mesures horaires et galactiques, gardait son pouvoir intact. Transporté sur son dos, Jai Singh pouvait s'arroger son pouvoir. Hier, comme aujourd'hui, les chefs d'Etat, les industriels, les couples amoureux, les parents, tous examinaient le calendrier du ciel à la recherche de moments propices afin de s'embarquer dans leur voyage, à la fois physique et métaphorique.
Page 198
Sensorium
De Abha Dawesar
Roman traduit de l'anglais (Inde) par Laurence Videloup
Éditions Héloïse d'Ormesson - Date de parution : 23 août 2012 - ISBN : 978-2350871981 - 397 pages - Prix éditeur : 23 €
Éditions 10-18 - Collection : Poche - A paraître le 2 juillet 2015 - Prix indicatif : 8,40 €
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