Pagli. Deux syllabes qui se collent à moi. Deux ailes huilées de martins qui m'enveloppent. Deux moi dissociées l'une donnée à l'amour, l'autre nourrissant ma rage. Je passe de l'une à l'autre, voltige sans filet, culbute sur mes pierres veinées de sang et me perds totalement dans mon propre corps démembré. Pagli. C'est moi.
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La première fois que Pagli est venue à Terre Rouge, c'était le jour de la Cérémonie, le Mariage, et l'homme à ses côtés, elle le détestait déjà, c'est son cousin et il l'avait violé lorsqu'elle avait à peine treize ans. Il pleuvait, son sari de mariage, couleur rouge et or, traînait dans l'eau boueuse et s'alourdissait. Le seul visage qui lui paraissait agréable en ce lieu où la terre est rouge - rouge comme la lave, rouge comme le sang versé, rouge comme la cruauté des gens - est celui de Mitsy, épouse d'un thonier du nom de Licien qui ne revient qu'une fois par mois. Pagli ne s'est mariée que pour se venger de ses maux, de ses sentiments profonds de haine pour son époux qui l'a sali et tué de l'intérieur. Elle hait tout de lui, son être, sa maison en forme de gâteau de mariage, les membres de sa famille avec qui il partage son toit et même son ombre. Mais le jour où elle croisa Zil, sa vie changea immédiatement et elle découvrit que la vie peut être belle, que la bonté peut exister dans le cœur d'un homme et que l'amour existe. Zil est thonier, tout comme Licien, son absence entre ses visites est longue mais elle l'attend impatiemment son retour, gardant en elle précieusement chacune des particules de souvenirs.. Malheureusement, dans un petit village, un homme peut battre sa femme ou violer un enfant, une femme peut être médisante, ces faits-là sont oubliés, mais lorsqu'un bruit raconte qu'une femme fricote avec un autre homme que son mari, le déshonneur est plus grave que tout. Et c'est ainsi que Pagli, littéralement "La Folle", de son vrai nom Daya qui signifie "La Pitié", après avoir été battue par son mari et les membres de la maisonnée, a été enfermée comme un animal dans le minuscule réduit à l'arrière de la maison et qui sert de poulailler. Et c'est à ce moment-là, que les gens et les éléments se déchaînent, une longue pluie décidera d'ensevelir la Terre Rouge, terre devenue boue. "Pagli" est un le cri d'une femme pour l'amour de sa vie, Zil, le pêcheur. Cette histoire débite toute la puissance de l'amour qu'elle possède pour cet homme mais aussi sa haine de la vie, ses désillusions, sa nouvelle naissance après l'avoir rencontré et ses espoirs en une vie meilleure. L'histoire est une longue narration, celle de Pagli, affublée par un surnom qui désigne la folie. Un chapitre seulement donne la parole à une autre personne, Zil. Un chapitre pour lequel on peut imaginer qu'il a été mis pour nous confirmer ce que l'on espérait de lui, sa loyauté auprès de Pagli et son amour pour elle. Cela n'est pas toujours clairement défini, mais l'on peut comprendre que Mitsy, Licien et Zil sont des descendants d'esclaves africains alors que Pagli au contraire est d'origine indienne, cette dernière information est claire car on retrouve très clairement la culture indienne dans les descriptions. Cette impression précise me vient du souvenir que j'ai du roman d'Amitav Ghosh, "Un Océan de Pavots" qui parle justement de ces deux communautés à l'Ile Maurice. J'ai tout de même trouvé le roman compliqué, le langage utilisé est très riche mais le livre regorge de tout son long, de longues et parfois de lourdes métaphores. On pourrait presque y décerner de la prose, l'auteur a dans un chapitre joué aussi loin, que l'on ne trouve pas sur trois pages, un seul signe de ponctuation. Pour ma part, j'ai eu du mal à rentrer dans le personnage de Pagli. Le roman est une longue plainte de cette femme et à aucun moment elle reprend son souffle ou se calme. De plus, on y trouve beaucoup de mots en créole sans savoir ce que cela signifie, certes pour les titres de chapitre la traduction est là, mais en ce qui concerne les dialogues, c'est le grand point d'interrogation. Ce roman est le premier que je lis de Ananda Devi, je pense qu'elle peut nous apporter de beaux romans, mais Pagli ne m'a emballé plus que cela, même si je reconnais à travers ce premier aperçu de son écriture ses qualités d'auteur.
J'avale ta pureté en une lente gorgée, en un poison d'oubli et de mort. Et ce n'est qu'à ce moment-là que tu recommences à me toucher, à me suivre de tes doigts, à m'apprendre mes formes. Tu me dessines en aveugle. Tu me peins. Les lignes de ta paume, de ta vie, laissent leur empreinte invisible sur ma peau. Ainsi, ton destin se mélange au mien, mais lorsque je te dis cela, tu me fais taire de ta bouche songeuse, tu refuses ce mot, destin, tu parles d'immédiat et de présent, tu nous unis au soleil et à l'éblouissement des arbres pour faire déborder mon corps de sensations, tu souffles sur ma pensée pour l'éteindre, pour que je n'entende plus que. Toi. Et moi.
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PAGLI de Ananda Devi
Editions Gallimard - Collection "Continents Noirs" - Parution le 14 mars 2001 - ISBN : 9782070760213 - 158 pages - Prix éditeur : 16,75 €
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