Là-bas, il s'étend sur la planète tout entière, seulement interrompu par quelques blocs de pierre de la taille d'une bâtisse qui ponctuent ici ou là la vaste étendue du plateau, comme si l'enfant d'un géant les avait ramassés dans la rivière d'un géant avant de les laisser tomber telles des billes sur terrain de jeu. Ici, le ciel est circonscrit. Sa fluidité bleutée tient dans la paume d'une main, celle dont les montagnes environnantes sont les doigts. Nous sommes nous aussi contenus dans cette paume et même si nous éprouvons une impression de distance infinie, nous avons le sentiment que c'est sur notre montagne que commence et finit la vit. C'est ici que le ciel commence et s'achève, et si d'autres lieux existent, ils ont un ciel différent du nôtre.
Page 33
Maya avait choisi d'écouter la voix de son cœur et non celle de la tradition. Fille unique, elle aurait pu hériter de l'entreprise de conserves de pickles de son père et accepter un mariage arrangé. Alors étudiante, elle avait fait la connaissance de Michael et ils étaient tombés fou amoureux l'un de l'autre. La seule ombre au tableau, c'est qu'ils n'étaient pas de la même confession, elle étant hindoue et lui chrétien. L'amour était plus fort que tout et ils se marièrent malgré l'opposition de leur famille.
Six années de mariage et de bonheur, sans un nuage à l'horizon. Michael avait la passion de la montagne et de la randonnée, il avait besoin de réaliser son rêve, celui d'atteindre Roopkund, un lac himalayen se situant à près de cinq mille mètres après une longue ascension. Mais lors de ce trek Michael mourut et Maya ne sut jamais ce qui lui était arrivé. Effondrée et sans famille ou amis, elle erre alors durant des semaines dans sa ville d'Hyderabad sans but.
Quatre mois après le décès de Michael, Maya quitta Hyderabad pour aller vivre à Ranikhet, un village de montagne à deux mille kilomètres de tout ce qui lui était familier. Un prêtre d'Hyderabad avait utilisé son réseau de relations pour lui trouver du travail dans une école catholique de la ville. Maya y loua une petite maison dont le propriétaire Diwan Sahib est un vieil aristocrate à la dérive qui a été ministre des Finances du nabab de l'État princier du Surajgarh. C'est pourquoi, Diwan Sahib est un homme qui a toujours pleins de choses à raconter grâce à ses grandes connaissances sur l'histoire de l'Inde, de la faune et de la flore des montagnes indiennes.
Maya prendra très vite des nouveaux repères à Ranikhet et essayera de remonter la pente auprès des habitants du village. L'arrivée du neveu de Diwan Sahib, Veer, guide de haute montagne, quelques six années après son installation à Ranikhet, lui apportera une peu de bien-être qu'elle n'a pas connu depuis ma mort à Michael. Veer est souvent absent durant de longues périodes et est un être résolument très mystérieux, et son charme s'estompera très rapidement tout comme la vie tranquille du cantonnement.
"Les plis de la terre" est le second roman de Anuradha Roy. Il nous permet de suivre Maya, une indienne assez moderne qui n'a pas hésité à quitter un avenir tout tracé pour l'amour d'un homme. Au décès de son mari, au lieu de reprendre la vie qui lui était destiné avant son mariage et qu'elle aurait pu retrouver, elle a préféré fuir pour s'installer loin de tous ses repères, sans doute pour se rapprocher du lieu où MIchael mourut comme elle le précise "Ma maison se dressait en bordure de l'éperon rocheux sur lequel s'étendait le Phare. De mon lit, je voyais le Trishul se découper au centre de ma fenêtre A sa base, invisible de si loin, le lac où Michael avait passé ses dernières heures."
On y découvre, tout comme dans "Un atlas de l'impossible", une ville et une région montagneuse peu présente dans les romans indiens. Généralement, lorsque les auteurs de romans situent leur fiction dans une ville montagneuse indienne, l'on y retrouve les villes de Simla et Ooty - des villes qui ont été très prisées par les anglais - ou même Mussoorie que l'on retrouve dans les romans d'Anita Desai ou Ruskin Bond. Il est donc très intéressant de découvrir une autre ville, découvrir ses habitants et le rythme de leur vie, ses habitations historiques qui sont les vestiges du temps de la splendeur de la ville où les anglais échappant de la chaleur étouffante des plaines venaient retrouver la fraîcheur des montagnes. La quatrième de couverture, nous apprend qu'Anuradha Roy réside une partie de l'année à Ranikkhet, cela se ressent à travers les pages de ce roman et lui confère un côté très intime même si bien évidement il reste avant tout une fiction.
Ce roman permet donc d'observer les habitants de cette ville qui ont continué leur vie malgré les chamboulement de l'histoire. Leur vie est rythmée par les saisons, le travail des champs pour certains, le commerce pour d'autres. Tous les enfants ne vont pas pas à l'école et nombreux sont les hommes alcooliques. Il y a également ces jeunes hommes qui vont consacrer leur vie pour servir le pays ou ceux qui rêve de politique. On y découvre les bienfaits mais également les côtés négatifs de l'éloignement du cantonnement à rapport aux grandes villes. Les ragots tiennent une place importante presque indispensable au cœur de la ville. De vieux témoins du passé, tel Diwan Sahib, sont la mémoire vivante de la ville. Au milieu de tous ces habitants, on y retrouve Maya venue pour faire son deuil et Ranikhet lui réussit assez bien. Maya vit sereinement malgré les conditions de vie pas toujours simple et l'isolement de la ville. Ce roman met également en avant la beauté de la montagne mais également la fragilité de l'écosystème mis à mal par les humains et la surexploitation forestière.
J'avais vraiment aimé "Un atlas de l'impossible" et sa structure, celle de découvrir l'histoire d'une famille à travers une maison sur plusieurs générations. Dans "Les plis de la terre" , l'on y trouve toujours les montagnes mais la structure du roman est totalement différente. Une fois de plus, Anuradha Roy n'hésite pas à ralentir le rythme sur certains faits et subitement à accélérer le mouvement en sautant des années. Le roman comporte beaucoup de rebondissements mais une aura de mystère plane durant tout le roman. On se prend très vite d'affection pour le personnage de Maya et on suit avec beaucoup de plaisir sa nouvelle vie à Ranikhet. Elle est dotée d'une force incroyable pour surmonter son deuil et nous transmet une belle leçon de courage. J'ai également apprécié le personnage de Diwan Singh, un homme avec un grand charisme, excentrique et au grand savoir mais qui montrera une certaine fragilité et une certaine part de mystère.
"Les plis de la terre" est un roman touchant, émouvant et vibrant. C'est un roman qui rend hommage aux magnifiques montagnes indiennes, à ses habitants et à sa nature. Il a été pour moi, un roman très prenant et très apprécié où j'ai retrouvé une région très chère à mes yeux, l'Uttarakhand.
Découverte de la ville de Ranikhet
Interview de l'auteur Anuradha Roy (en anglais)
Un soir, peu après son retour de Delhi, Veer installa son projecteur dans la salle à manger de Diwan Sahib qui ne servait plus. Dès la première diapositive, le mur du fond, qui n'était habituellement q'un pan dénudé et vaguement blanchi à la chaux, se para d'or et de bleu, et un soupir parcourut l'assemblée. Nous étions en haute altitude, dans le désert de Leh : une vaste étendue de terre dorée et vide, au relief lunaire, sous un ciel immense. Ce territoire semblait tout aussi vierge qu'au jour de sa création. Ses plis portaient la trace de la dérive des continents, de la séparation de la péninsule indienne et de l'Afrique ; on y entendait aussi le grondement cosmique provoqué par la rencontre de la plaque indienne et de l'Asie, qui avait fait surgir l'Himalaya de l'océan.
Page 125
Diwan Sahib se mit à parler du Grand Jeu - des histoires de complot et d'espionnage, des émissaires masqués envoyés à la découverte des massifs encore inexplorés, des cols, des sommes et des ravins de l'Himalaya, par les Russes et les Britanniques, désireux les uns comme les autres de mettre la main sur ces territoires. Les noms des premiers explorateurs qu'il évoquait étaient ceux de veilles connaissances : George Moorcroft, qui avait traversé l'impétueux Sutlej sur des bouées en peaux de buffle et qui, à la recherche de la chèvre dont la laine servait à fabriquer les pashminas, s'était fait passer pour un sadhu hindou ; Nain Singh Rawat, qui avait parcouru l'Himalaya pour être le premier à en dresser une carte précise.
Page 128
Les plis de la terre
De Anuradha Roy
Titre original : The Folded Earth
Roman traduit de l'anglais (Inde) par Myriam Bellehigue
Éditions Actes Sud - Collection "Lettres indiennes" dirigée par Rajesh Sharma
ISBN : 978-2330024451 - 396 pages - Prix éditeur : 23,50 € Date de parution : octobre 2013
Distinction : The Economist Crossord Book Award et nominée au "Man Asian Literary Price" en 2012
Comentarios