Bhuban Sen invita Tania à prendre une chaise à côté de lui. Installé lui-même dans son fauteuil en bois raide il se mit à lui raconter l'histoire des livres russes pour la jeunesse, traduits dans au moins une cinquantaine de langes, adorés par les enfants du Bengale ainsi que du monde entier. Ses poumons étaient pleins de la poussière des livres empilés que les clients feuilletaient, même s'ils étaient de moins en moins nombreux.
Détestée par sa mère et par les enfants de son âge, Tania a, dès sa plus tendre enfance, trouvé du réconfort auprès des livres. Avant sa puberté, elle aimait se rendre dans ce qu'elle appelait alors la grotte de son père, bouquiniste sur College Street à Calcutta. Elle passait des heures au milieu des livres étrangers - principalement russes, mais aussi français, allemands, italiens et espagnols - traduits en bengali, qu'elle n'hésitait pas à emprunter.
Ses livres préférés étaient ceux publiés par les Éditions Raduga et Progrès. La note figurant en dernière page de chacun de leurs ouvrages "Nous vous serions reconnaissants de recevoir votre opinion sur le contenu de ce livre" intriguait Tania. Cette dernière rêvait alors de leur écrire une lettre et de l'envoyer à Moscou. Mais à cette époque, elle ne savait pas qu'il lui faudra quelques années avant d'oser le faire. Elle ne savait pas encore que Lev Moisevitch Kliatchko, un homme décédé depuis plus de soixante-cinq ans et fondateur de ces deux maisons d’éditions, l'obsèderait. Une obsession qui la poussera jusqu'à croire qu'elle est sa digne héritière et à contacter Adel, la fille de Kliatchko, qui vit dans une pension de personnes âgées en Russie.
"Le testament russe" est le dernier roman de Shumona Sinha. Une nouvelle fois, Shumona Sinha utilise une méthode d'écriture qu'elle maîtrise parfaitement, la structure en miroir. Dans "Le testament russe", le lecteur se retrouve avec d'un côté une jeune bengalie, Tania, et de l'autre une dame âgée, Adel, russe. Chacune d'elle s'est construit par la littérature ou autour de la littérature. Adel est la fille d'un célèbre éditeur russe, Lev Moisevitch Kliatchko, un homme qui s'est saigné à blanc et a sacrifié sa vie pour sa maison d'éditions, dans une Russie des années 1920-1930. Tania est, quant à elle, fille d'un petit bouquiniste de College Street à Calcutta. Sa jeunesse ce sont les années 1980. Dès son plus jeune âge, elle est passionnée de littérature russe, très présente dans l'échoppe de son père et à Calcutta en général. Tania a toujours été inspirée par les grands auteurs russes et particulièrement un éditeur de légende, Lev Moisevitch Kliatchko, créateur des éditions Raduga, une maison d'éditions qui a été fermée par les autorités russes en 1930 et qui a pourtant continué à publier au fil des décennies.
Même si "Le testament russe" reste une fiction, pour écrire ce roman, Shumona Sinha s'est inspirée de personnages réelles. Elle s'est particulièrement intéressée à Lev Moisevitch Kliatchko et à sa fille Adel. Pour autant, elle n'oublie pas de mentionner d'autres auteurs russes, auteurs et traducteurs bengalis. Elle en a sans doute créé mais qui ira vérifier. Shumona Sinha a également tenté d'inclure l'histoire dans son histoire, et précisément l'histoire russe, d'abord au travers du personnage de Lev Moisevitch Kliatchko puis par celui de sa fille. "Le testament russe" nous fait également découvrir le lien étroit qu'il existe entre Calcutta et la Russie et l'omniprésence de la littérature russe dans cette ville indienne. Tania, est sans doute le personnage le plus fictif de l'histoire et pourtant, n'y aurait-il pas des vraisemblances avec ... l'auteure, qui a sans aucune doute étoffer ce personnage avec sa propre expérience ?
Quoiqu'il en soit "Le testament russe" est un roman intéressant. Le lecteur ne pourra qu'apprécier le contexte historico-politique dans lequel il prend vit. Il pourra également apprécier y découvrir la littérature russe non pas à travers l'histoire d'un auteur mais à travers celle d'un éditeur. Shumona Sinha nous offre avec ce roman, ce que l'on pourrait qualifier d'aventure éditoriale, tant le chemin mené par Lev Moisevitch Kliatchko avait été long et fastidieux.
Les phrases la couvraient comme des lianes, enlaçaient son corps, aspiraient son souffle. Elle en émergeait embaumée d'un parfum étrange, nimbée de l'aura douce d'une terre lointaine. Lire était une lévitation. Un vol au-dessus des toits défraichis et des effluves mêlés de boue et d'épices. De plus en plus minuscule, de plus en plus lointaine, Calcutta disparaissait de sa vue comme une planète mal-aimée. Elle était une enfant face un monde étranger. Rien n'était plus réel que les livres.
"Le testament russe" de Shumona Sinha
Éditions Gallimard - Date de parution : 12 mars 2020 - ISBN : 978-2072859335 - 208 pages - Prix éditeur : 18 euros
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