Babo, qui se tenait à côté de sa valise, dont l'étiquette portait l'adresse de son cousin Nat à Londres - [...] - regarda sa famille comme s'il ne devait jamais la revoir. En dépit de sa jeunesse et de son inexpérience, il savait qu'à compter de ce jour, sa vie risquait de changer au-delà de son imagination. Il aurait voulu tous les prendre dans ses bras et les serrer contre sa poitrine, les retenir jusqu'à ce qu'ils comprennent eux aussi ce qui se passait.
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Un hommage déguisé en fiction, d'une auteure à sa famille et à ses origines à la fois indiennes et galloises. Un hommage tendre, drôle et irrésistible.
Août 1968, l'aîné des Patel, Babo est le premier de la famille à prendre l'avion pour Londres. Son père rêve alors que son fils revienne de ce séjour diplômé d'un institut de technologie tout en ayant acquis une solide expérience qui profitera à l'entreprise familiale de peinture spécialisée. Pour Babo, l'acclimatation à ce nouveau pays est assez compliquée, il excelle dans les études mais à du mal à trouver ses marques surtout pour la nourriture anglaise. Il finira par toucher à ce qui lui est prohibé par sa religion : la viande l'alcool, le tabac et les femmes. Mais sa vie prendra une nouvelle tournure lorsqu'il rencontra Sian, une jeune femme d'origine galloise. Ils tomberont éperdument amoureux l'un de l'autre et décideront de ne plus jamais se quitter. Lorsqu'à Madras, ses parents apprirent que leur fils aîné auquel ils ont accroché tous leurs espoirs fréquente une blanche, ils trouvèrent une excuse pour que leur fils retourne rapidement au pays dans l'espoir qu'il retrouve le bon chemin. Babo tombera dans le piège posé par ses parents mais pour se venger il se rebellera contre eux et ira se réfugier chez sa grand-mère Ba à Ganga Bazaar au Gujarat, là où il passait ses vacances durant son enfance. Ba est une femme exceptionnelle d'une grande sagesse et d'une grande bonté. Elle possède un don exceptionnel, un odorat à forte acuité qui lui permet de définir une odeur caractéristique à chaque humain et ainsi sentir les choses. Babo grâce à son entêtement finira par avoir ce qu'il veut de ses parents, l'autorisation de s'unir à Sian. Cette dernière quittera pour toujours l'Angleterre pour épouser Babo et tout deux s'installeront à Madras. Naîtront de leur union Mayuri puis Bean, deux filles qui ont chacune un caractère bien distinct. Tous les quatre vivront une vie quasiment sans nuages noirs dans une maison au portail noir et rouge de Madras. "C'est là qu'ils commencèrent à s'appeler une famille" ... Le plaisir ou plutôt le bonheur ne saurait attendre.
Ce que j'en pense "Le plaisir ne saurait attendre" est un roman envoûtant et prenant. La fiction se déroule principalement en Inde, à Madras, mais avec des petites coupures qui nous emmène à Bombay et dans l’État du Gujarat. Il nous ramène également à Londres et dans le pays de Galles d'où est originaire Sian. L'histoire se déroule sur une période d'une trentaine d'années (de 1968 à 2001), les trois parties décomposent ces trois décennies. On suit quatre générations de personnages, dans différentes périodes, souvent importantes, de leur vie. Cette période est agrémentée de marqueurs de temps, des évènements historiques qui ont marqué l'Inde et le Monde mais aussi des titres phares de chansons. La première partie du roman se décompose en deux. L'on découvre d'abord comment un jeune homme d'origine indienne essaye de s’acclimater à un pays gris et froid où la nourriture est infecte. Puis l'analyse est faite dans le sens inverse, on découvre Sian qui découvre son nouveau pays, l'Inde. Même si l'Inde ne ressemble pas à ce qu'elle s'était imaginée, elle a l'air d'y trouver assez rapidement ses marques et repères. Elle fréquente assidument des associations caritatives, d'un club où elle y avait noué des liens d'amitiés avec d'autres femmes de couples "hybrides" et un certain "Jardin de la Rédemption" pour se ressourcer. Babo lui permettra de voyager à travers l'Inde.
Dans les parties suivantes se succèdent des évènements heureux mais aussi des évènements douloureux comme le décès de deux parents. Le décès du père à Sian lui fera l'effet d'un coup de massue. Elle prendre conscience des doutes qu'elle a enterré au fond d'elle-même par amour pour Babo, à s'installer dans un pays loin de ses origines et de sa famille, un pays où la pauvreté côtoie la richesse. Parmi les moments heureux, le lecteur assistera à la naissance des filles à Babo et Sian, il découvrira leur enfance mais surtout elles grandiront sous nos yeux. On apprécie également les "interludes" dans lesquelles Ba, la grand-mère paternelle entre en action. Elle ajoute cette note mystique bien caractéristique à l'Inde au roman et même une note de fantaisie, tout comme Ignatus, l'hérmaphrodite qui vit avec elle. Dans "Le plaisr ne saurait attendre", même si Babo s'est unie avec une "blanche", loin d'être le seul exemple dans le roman, se maintient entre lui et sa famille de très bonnes relations. Sian sera acceptée dans le cercle Patel sans aucun problème et il ne fait mention d'aucun conflit culturel ni religieux entre eux. Il en sera de même pour Babo qui sera accepté par la famille à Sian. Leurs enfants grandiront dans l'amour et ne manqueront jamais de rien. Elles auront une enfance heureuse où elles côtoieront des enfants de toutes religions et d'origines, une belle leçon de tolérance. Dans ce roman, les décennies et les années défilent à une vitesse folle et en moins de temps l'on remarque que Babo a déjà quarante ans et ses filles des adultes en âge de se marier pour l'une ou pour voyager pour l'autre. Pourtant le pilier de la famille, Ba, n'a pas quitté le devant de la scène et l'on retrouve toujours ses prédications et sa prestance. Contrairement aux autres personnages, l'on a l'impression qu'elle est immortelle et qu'elle ne vieillit pas.
L'auteur tout comme les filles de Babo et Sian, est née à Madras d'un père indien et d'une mère galloise. On suppose que cette fiction est sans doute bien inspirée de sa vie et de sa famille, la curiosité pousserait à les déterminer, mais cela se révèle très difficile. Les lecteurs apprécieront les très belles descriptions et métaphores qu'utilisent l'auteur tout le long du récit, tout comme ces strophes de chansons d'enfance et chansons connues . L'auteur qui est avant tout une poète avant d'être une romancière nous dévoile tout son talent et on s'en délecte. "Le plaisir ne saurait attendre" est une fresque familiale superbement bien écrite, remplie d'une multitude d'émotions et empreinte d'une once de sagesse.
Madras lui fit soudain l'effet d'une ville qui avait grandi trop vite, à l'étroit, comme un adulte qui insisterait pour porter un short de petit garçon. Après ces mois passés à Londres, il la trouvait sale, miteuse. Il y avait de nouveaux panneaux d'affichage et des vitrines rutilantes, mais les fleurs aux ronds-points agonissaient et les arbres s'asphyxiaient. Les voitures n’obéissaient qu'à leur propre fantaisie, ignorant les feux tricolores et les policiers en kaki qui agitaient frénétiquement les bras aux intersections.
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Ainsi le temps passa. Six mois d'attente. Six mois pour comprendre le processus interne de la foi et les sphères extérieures du monde. Six mois de temps : des centaines de millions de secondes pour s'éveiller, des centaines de millions de minutes pour s'endormir. Six mois de souffrance qui s'étendent à perde de vue comme le Sahara. Six mois pour s'étioler et s'épanouir, pour s'arrêter et démarrer. Six mois d'amour : une respiration, un délug"e, une éternité ; un simple flocon de neige.
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Sian et Babo étaient tout proches à présent. Les retrouvailles auraient lieu sur les rives de la mer d'Oman dans la métropole née de la fusion de sept îles. Bombay, reine des villes indiennes : une cites de cages et de taudis, de stars de cinéma et de vagabonds. Une ville que Sian voudrait oublier à peine atterrie, car elle n'avait rien à voir avec l'Inde de ses rêves. Elle imaginait des avenues ombragées d'arbres et des maisons vert menthe. Des lézards et des paons. Mais ça, non.
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Ces deux-là lui paraissaient un rêve sorti tout droit d'une autre vie. Elle les prit à part et leur dit trois choses. Regardez le ciel chaque jour, car le soleil et la lune sont synonymes de dévouement éternel entre époux. Regardez la mer, car l'amour plonge dans les abysses et vous devez être prêts à aller plus profond encore. Voyagez comme les poissons et les oiseaux, car seuls ceux qui acceptent de revenir participeront à la divinité du monde.
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Comment les morceaux de puzzle finissaient-ils par s'emboîter ? se demandait-il. Qu'est-ce qui faisait que deux êtres se trouvaient ? Où le mouvement et le chaos de l'univers prenaient-ils leur origine ? Car lorsqu'il observait son épouse, ce soir, au milieu de sa famille, il avait l'impression qu'elle ne sortait pas du même moule, qu'elle était arrivée , abracadabra, d'un autre monde qui plait au-dessus du leur et qu'elle s'était posée en douceur sur celui-ci, comme un oiseau migrateur. Il comprit qu'elle avait raison, tout compte fait. Leur destin se trouvait en Inde, qui les attendait patiemment à l'autre bout de l'horizon.
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Comme à son habitude, elle les avait sentis de loin. Babo, à l'odeur de nuage de pluie et de fleurs de bakul, la plus forte et la plus enivrante qu'elle connût. Puis sa femme galloise : des hectares d'herbes fraîchement coupée. Son arrière-petite-fille Mayuri, elle, lui évoquait les racines et la terre : un parfum puissant, têtu, aussi dur que le rubis. Et à présent, une nouvelle senteur, si nostalgique et complexe que Ba en avait les larmes aux yeux, car elle ravivivait les cendres de son enfance. C'était l'arôme des épices : sa mère qui préparait au mortier un mélange de piment, de curcuma et de cumin, censé durer toute l'année, l'odeur de la glace, sucrée et synthétique,, par un jour d'été ; l'âpreté de l'eau de source, du cuivre, du sexe et du sang.
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On était en 1984, l'année de la prophétie "blanc-noir" d'Orwell, l'année où le mensonge devint la vérité et l'ignorance la force. L'année où les Patel découvrirent que la justice n'était pas égale pour tous. L'année des massacres, des mammographies et des dysfonctionnements. L'année de la tragédie de Bhopal. L'année où chaque matin Babo et Sian voyaient le monde mourir.
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Il n'y avait qu'à regarder en bas ! L'entière infrastructure d'une agglomération : un jouet. Des voitures en modèle réduit qui roulaient sur des routes en modèle réduit - sans bruit, sans odeur - des arbres en modèle réduit, des gens en modèle réduit. Une ville forte de mille ans d'histoire contenue dans un hublot.
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Le plaisir ne saurait attendre
De Tishani Doshi
Titre original : The Pleasure Seekers
Traduit de l'anglais (Inde) par Karine Lalechère
Éditions Buchet-Chastel en format broché - Date de parution : 19 mai 2011 - ISBN : 978-2283024690 - 350 pages - Prix éditeur : 21,30 €
Éditions Buchet-Chastel en format "Pocket" - Date de parution : 24 juin 2015 - ISBN : 978-2266235907 - 380 pages - Prix éditeur : 6,50 €
Distinctions : Orange Prize for Fiction (sélection) et The Hindu Literary Prize (2010)
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