Elle longea la rive, légère dans sa robe de soie vaporeuse, elle respirait en affichant une indicible émotion. Une odeur puissante montant à ses narines, une odeur à nulle autre comparable. Une odeur de poussière et d'humus, de mangue et de jasmin, à la fois chaude et âcre, pleine de relents de pourriture mais aussi d'innombrables parfums.
L'odeur de l'Inde, son nouveau pays.
Cette pensée fut si enivrante qu'elle tituba. Elle se retint au tronc d'un arbre, regarde les alentours avec le sentiment de découvrir les couleurs du monde pour la première fois. Le gris du petit matin s'était dissipé, le fleuve était devenu ocre et la brume en se levant avait laissé place à une foule dense et colorée.
C'est à l'âge de dix-sept ans, que la comtesse Jezebel Ann-Rose, unique héritière de la fortune des Tyler, l'une des plus anciennes familles de l'aristocratie anglaise, quitta l'institution où elle avait vécu toute son enfance et son pays, l'Angleterre. Elle prit le paquebot "L'Albatros" en compagnie de la duchesse royale russe Olga Marushka Obolenski pour un voyage de plusieurs mois afin de rejoindre Calcutta. Son parrain, Sir Michael John Deckard, un brillant archéologue passionné par la civilisation gupta et qui est le tuteur de Jezebel depuis qu'elle est orpheline, l'y a invité afin de lui présenter son futur époux, ce qui n'enchante guère la lady. Après une traversée ponctuée par de nombreuses mondanités et d'expériences nouvelles pour Jezebel, le paquebot arriva à Calcutta.
Jezebel, si absorbée dans l'observation du départ précipité de Jan Lukas, ce bel américain qui a fait chavirer son cœur durant tout le voyage, qu'elle descendit parmi les premiers passagers du paquebot. Arrivée sur le quai, elle fut sauvée in extremis de l'explosion d'une bombe grâce au courage et à la bienveillance d'un indien nommé Charu. A peine s'était-elle un peu remise de ce choc et qu'elle avait pu enfin rejoindre son parrain, venu l'accueillir à son arrivée sur la terre indienne, Jezebel découvre l'homme qui sera leur hôte mais surtout l'homme qui deviendra son mari, le baron Jürgen Heinrich von Rosenheim. Von Rosenheim est un homme d'origine suisse allemande, très fortuné, extrêmement influent, laid, rustre et bien plus âgé qu'elle. Il s'est installé il y a de nombreuses années en Inde, où il y a fait fructifier son capital en créant un empire commercial de grande envergure. A lui seul, il est un pilier économique du sous-continent. C'est dans la villa de Von Rosenheim, nommé "Gokhra" signifiant cobra en bengali, où vit déjà son parrain, que Jezebel devra habiter. Elle comprendra très rapidement que le baron a mainmise sur elle et que cette prison dorée sera dorénavant son foyer. Portée par de nouveaux sentiments, l'un pour cet américain rencontré sur le paquebot, l'autre pour un indien qu'elle crut être un serviteur et qui n'est pourtant pas un, Jezebel aspire pourtant à une autre vie. Heureusement, elle pourra compter sur son amie Olga pour lui apporter un peu de légèreté, de douceur et un vent de liberté. L'Inde marquera un tournant décisif dans l'avenir de Jezebel, une expérience riche mais surtout ponctuée de combats.
L'époque du Raj Britannique a inspiré de nombreux auteurs, notamment anglais. Dans ces romans, nous y trouvons très souvent, une jeune femme anglaise quittant son Angleterre natale pour rejoindre son mari ou un futur mari aux Indes. Même si "La Vallée du Lotus rose" est un roman suivant ce mouvement, il apporte une approche différente et surtout bien plus intéressante.
Le personnage principal de ce roman est Jezebel, une orpheline dont sa seule famille est ce parrain qui avait été un ami de son père et qui est devenu son tuteur au décès de ce dernier. Dès son plus jeune âge, Jezebel avait été placée dans une institution de jeunes filles où elle a appris toutes les règles de savoir-vivre nécessaires pour une future lady. Mais contrairement aux autres jeunes filles de son rang, avant de monter sur le bateau qui la ramena en Inde, elle ne connaissait rien en mondanités. C'est sa chaperonne et future amie, la duchesse Olga, une veuve, un peu croqueuse d'hommes, riche, russe, très à la mode et extravagante qui l'initia. Olga est la parfaite représentation de ces premières femmes émancipées de l'entre-guerre, une époque nommée les années folles et qui avait été le théâtre d'une libération des mœurs et de la mode. Certaines femmes, à l'image d'Olga, gèrent des sociétés et n'eurent pas besoin d'hommes pour mener à bien leur carrière et leur vie personnelle. C'était également l'époque où les tenues des femmes devinrent plus échancrées, plus légères, et même quelquefois masculine, mettant ainsi au rebut les corsages. Les fêtes mondaines deviennent moins guindées et la haute-société se déhanche au rythme des danses venues tout droit des États-Unis et même d'Argentine. Et Jezebel évoluera dans ce nouveau monde.
"La Vallée du Lotus rose" ne s'arrête pas à ces deux personnages féminins. Ce qui est intéressant dans ce roman, c'est que l'auteure, une certaine Kate McAlistair, sans doute un nom de plume, y a ajouté un panel de personnages originaires de tous horizons : des anglais et des indiens bien évidemment mais également une russe, un américain, un suisse allemand, un argentin et bien d'autres qui complèteront ce panel tout au long du roman. Nous sommes loin d'un cercle exclusivement anglais et le lecteur ne pourra qu'apprécier cette diversité culturelle apportant une certaine valeur ajoutée au roman. Le lecteur y apprendra même toute une variété de mots affectueux et dans différentes langues.
"La Vallée du Lotus rose" n'est pas uniquement un roman qui puise sa force dans ses personnages. "La Vallée du Lotus rose" est un roman d'évasion et Kate McAlistair sait parfaitement faire voyager son lecteur. Le décor de ce roman est principalement posé à Calcutta, au Bengale, dans le nord-est de l'Inde. Pourtant le lecteur découvrira d'autres parties de cette région. Tout d'abord le Darjeeling, connu pour ses théiers. Même si le Sikkim ne fait pas partie du Bengale mais est voisine du Darjeeling, un petit détour y sera fait. Le Bengale, au début du XXème siècle, s'étendait bien au-delà des Sundarban, dans l'actuel Bangladesh, l'auteure y a donc tout naturellement poussé son roman jusque là-bas. Et pourtant, elle ne s'est pas arrêtée en si bon chemin, au lecteur de découvrir jusqu'où elle est allée. Il est également important de noter qu'au début du XXème siècle, chaque traversée, chaque trajet se transformait en une véritable expédition, disons même une aventure. Le lecteur ne pourra que les apprécier. D'autant plus, que Kate McAlistair ne lésine pas sur les détails qui sont très précis et permettant ainsi au roman de coller au mieux au lieu et à l'époque où se déroule l'histoire de Jezebel. Connaissant certains de ces lieux pour y avoir été et d'autres grâce à mes lectures et mes travaux de recherche, je peux vous assurer la justesse de ce roman et son incroyable richesse. Ces détails sont assurément le fruit d'un travail studieux de documentation. Rien n'y manque, vraiment rien. A travers les yeux de Jezebel, Kate McAlistair fait également découvrir l'Inde à ses lecteurs, ce qu'elle avait été à cette époque mais également tout son foisonnement culturelle que l'on retrouve encore aujourd'hui. L'Inde au début des années vingt, est une poudrière. Les courants nationalistes sont de plus en plus présents poussés par les injustices affligés par les colons aux "locaux". Cette époque est également celle de l'émergence de personnalités comme par exemple Gandhi, celle des rassemblements, le Rowlatt Act, ... Au début des années vingt, les mahajarahs et les nawabs gèrent toujours leur territoire. C'est également l'époque du commerce de l'opium et des coolies ; et d'autres formes de commerce que l'on retrouve encore aujourd'hui : le thé et la jute par exemple. S'imprégner du roman, c'est se retrouver à vivre le roman.
"La Vallée du Lotus rose" est un roman captivant, mettant hors d'haleine son lecteur jusqu'à la dernière page. Quasiment chaque chapitre apporte son lot de surprises et d'imprévus. Rien n'est prévu à l'avance, mais surtout rien ne se passera comme prévu. Les rebondissements sont nombreux mais ce qui fait la différence avec les autres romans "romance", c'est son côté "aventure" notamment en seconde partie du roman et qui est un vrai régal. Pour une amatrice des romans d'Amitav Ghosh, rien de mieux que de lire un roman qui vous rappelle ceux de ce grand écrivain.
"La Vallée du Lotus rose" est un roman qui mettra vos sens en éveil et qui vous transportera littéralement. "La Vallée du Lotus rose" est une parfaite réussite et en refermant le livre, nous n'avons qu'une hâte retrouver Jezebel et connaître la suite dans le prochain volume de cette trilogie.
Bravo et surtout un grand merci à Kate McAlistair pour ce magnifique et intéressant pavé. Merci aux Éditions l'Archipel pour cette merveilleuse publication.
Elle soupira de bien-être. L'instant était paisible et si naturel. Ils étaient là, ils avaient faim, et le fleuve était incroyablement beau, recouvert à perte de vue de barques ou d'embarcations à plusieurs étages. Des passeurs faisaient traverser de voyageurs. Des pêcheurs lançaient des filets. A leurs pieds, un ghat formé par de grandes marches de pierre dorée descendait jusqu'à l'eau. Des saris multicolores, des chemises et des dhotis s'y pressaient en bousculade de couleurs. L'Inde était définitivement le pays des pigments rouge, jaune, orange ou rose vif.
Tous ces gens pénétraient dans l'eau pour y faire leurs ablutions mais surtout pour y prier. Le fleuve était sacré et purificateur. Il lavait les péchés, les emmenait au loin dans le courant, vers le delta puis vers l'Océan Indien. Des hommes, des femmes entraient dans l'onde couleur de vase jusqu'à la taille, s'accroupissaient pour s'immerger jusqu'à la pointe des cheveux. Plus tard, ces silhouettes mouillées ressortaient en se faufilant entre les bateaux arrimés à la rive, les pagnes ou les saris collant à leur peau.
La Vallée du Lotus rose
De Kate McAlistair
Éditions L'Archipel - Date de parution : octobre 2018 - ISBN : 9782809825398 - 680 pages - Prix éditeur : 24 €
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