La revanche est le capitalisme des pauvres : conserver la blessure originelle, différer la gratification immédiate, alimenter la première insulte avec de nouvelles insultes, investir et réinvestir dans la méchanceté, attendre toujours le moment idéal pour frapper. Mohan Kumar ayant emmagasiné dans sa mémoire aiguisée tous les sarcasmes proférés à l'encontre de son plan à produire des champions, il connaissait un seul moyen d'annoncer à ses fils qu'il avait assuré leur avenir : - J'ai baisé un riche, mes fils, dit-il en claquant dans ses mains, malgré la sympathie que lui inspirait Anand Metha. Un riche en tee-shirt rouge.
La fenêtre du voisin avait été cassée par le fils aîné de Mohan Kumar alors qu'il s'exerçait au cricket. C'est ce qui donna l'idée à ce père de deux garçons de quitter ce lieu dans les confins les plus miséreux d'une misérable municipalité dans les contreforts des Ghâts occidentaux pour rejoindre Mumbai et élever des champions de cricket. Des années plus tard, Mohan Kumar et ses fils vivent toujours dans le bidonville de Dahisar où ils ont atterri en arrivant à Mumbai mais sans la mère des garçons qui a disparu. Mohan Kumar a conditionné ses fils à devenir des champions de cricket et a établi des règles strictes à ses poulains. Manjunath Kumar est le plus jeune des fils de Mohan Kumar. Il sait qu'il est bon au cricket, sans doute meilleur que son frère aîné Radha Krishna qui vient d'intégrer les "Jeunes Lions". Mais Manju est un garçon intelligent, passionné par les sciences et qui rêve de devenir médecin légiste, un métier qu'il a découvert dans sa série préférée "Les Experts". À l'adolescence, avec un père strict et fou, des hormones qui lui font découvrir des sensations nouvelles, Manju est un garçon perdu. Alors que Manju est en classe de huitième, il est à son tour découvert par des dénicheurs de talent dont fait partie depuis quarante ans Tommy Sir. Ce dernier reste pourtant sceptique à investir sur un deuxième Kumar car les chances pour deux frères à devenir de très grands joueurs ne sont pas assurées, d'autant que ce sont des fils d'un homme fou et vendeur de chutney. Pourtant, dès que le jeu de Manju est remarqué et qu'il explose les records, il commence sérieusement à faire de l'ombre à Radha. Mais le monde du cricket regorge de bons joueurs et un autre jeune adolescent deviendra un autre grand rival de Radha. Javed Ansari est un garçon privilégié et confiant, loin du monde où ont grandi les frères Kumar. Avec Javed, le regard de Manju commence à changer et il est confronté à des décisions qui vont défier à la fois sa propre image mais également celle du monde qui l'entoure. L'influence de Javed pourra se révéler nuisible à Manju alors que ce dernier vit une période confuse.
Avec "La Sélection", nous sommes donc en effet loin d'une simple histoire d'adolescents rêvant de devenir joueur professionnel de cricket. Radha, l'aîné des Kumar, avait toujours suivi les désirs de son père jusqu'à ce qu'il décide de ne plus respecter les règles stupides dictées par ce dernier, des règles contre nature pour un garçon en pleine adolescence et qui a besoin tout simplement d'une vie d'adolescent. Son explosion peut devenir violente et surtout inattendue. Manju, quant à lui, certes il aime jouer au cricket et - presque malgré lui - possède un excellent jeu mais il est avant tout un rêveur et ses rêves le transportent dans une autre vie où la science se trouve dans chaque élément qui compose son
environnement. C'est un garçon qui a sans aucun doute souffert de la disparition de sa mère et qui préfère se réfugier dans un monde souvent parallèle. Tout comme son frère, il a toujours fonctionné comme un automate, suivant les dictâtes de son père sans broncher et subissant cet être malsain ou un tantinet arriéré. Manju lui aussi est en pleine adolescence, son corps et son esprit décident de prendre de plus en plus le dessus. Manju risque de perdre le contrôle, ne pouvant plus cacher ce qu'il ne doit pas se voir. De plus, de nombreuses choses bataillent en lui : jouer au cricket ou devenir scientifique, écouter son père ou vivre selon ses propres désirs, avoir une attirance sexuelle pour les filles ou les garçons, détrôner Radha ou rester en arrière, faire des études ou se consacrer au sport, rester esclave ou goûter à la liberté ... L'apparition dans sa vie de Javed ne fera qu'accroître les dissensions. Mohan Kumar, lui, est un personnage cynique, égoïste, alcoolique et violent, fou tout simplement. Même s'il n'est pas clairement mentionné, l'on peut imaginer qu'il afflige à ses garçons des sévices sexuels notamment lors de ses "inspections". Comment deux jeunes hommes venant des bidonvilles peuvent-ils briller dans un monde où se côtoie des fils à papa comme par exemple Javed. Une difficulté multipliée par un père trop envahissant et rustre, un homme qui est "simplement" un vendeur de chutney. L'histoire des Kumar est le drame de millions d'indiens ayant quitté la campagne en espérant trouver l'eldorado dans la grande ville. Au final, même si des mirages apparaîtront, les faisant miroiter que le rêve est au bout du chemin, un bon nombre d'entre eux resteront dans la misère, certains se consoleront dans l'alcool. C'est donc avec cet oeil que je vous conseille la lecture de ce roman. "La Sélection" suit les protagonistes à différentes périodes : de trois ans avec la Sélection en passant par la fameuse "Sélection" pour enfin se terminer tel un bilan près d'onze ans après la Sélection, un sacré parcours mais également une sacrée chute. À travers ces périodes, on découvre l'évolution ou a contrario la déchéance des différents personnages. Le lecteur appréciera le ton de l'auteur à travers tout le roman : sombre, mordant et tranchant. Du pur Aravind Adiga.
Il est vrai que j'ai eu plusieurs atouts lors de la la lecture de "La Sélection". D'une part, je connais le style d'écriture d'Aravind Adiga pour avoir lu tous ses romans parus en France. D'autre part, le roman a voyagé avec moi à Delhi, ce qui m'a permis de me renseigner auprès de passionnés de cricket. Enfin, il a été très agréable pour moi de me remémorer Mumbai à travers les lignes de ce roman. Mumbai est une ville que j'ai découvert principalement à pied et j'ai donc pu reconstituer mentalement nombre de quartiers et de lieux cités dans le roman. Aravind Adiga nous en dresse un portrait complexe, celle de cette dualité qui est l'essence même de cette ville, de ce pays. C'est donc tout cet ensemble qui m'a fait aimé "La Sélection". Avant de me plonger dans cette lecture, j'avoue avoir été sur la réserve de par la quatrième couverture. J'ai refermé le roman et j'écris ce présent article avec une appréciation positive de son ensemble et une grande satisfaction.
Netflix, qui propose des films et séries télévisées en flux continu sur Internet, a adapté ce roman dans ses programmes en 2017. La série a été produite avec Sharon Maguire et Seven Stories, un projet qui visait dans un premier temps à toucher le marché indien où le cricket est le sport national et une obsession nationale.
Oh oui, il m'arrive de lire des romans indiens parfois. Mais, vous savez, Miss Rupinder, ce que nous recherchons dans la littérature, nous autres Indiens, du moins la littérature en langue anglaise, ce n'est pas de la littérature mais de la flatterie. Nous aimons nous voir dépeints comme des êtres sentimentaux, sensibles, profonds, valeureux, blessés, tolérants et drôles. Tout ce que décrit Jhumpa Lahiri. Mais, en vérité, nous ne sommes rien de tout cela. Que sommes nous donc, alors, Miss Rupinder ? Des animaux de la jungle, capables de dévorer les enfants de nos voisins en cinq minutes, et les nôtres en dix. Gardez cela à l'esprit avant d'entreprendre quoi que ce soit dans ce pays.
La Sélection
Aravind Adiga
Titre original : Selection Day
Traduit de l'anglais (Inde) par Annick Le Goyat
Date de parution : 07 septembre 2017
Éditions Buchet Chastel - ISBN : 978-2-283-03017-2 - 352 pages - Prix éditeur : 22 €
http://www.buchetchastel.fr/la-selection-aravind-adiga-9782283030172 http://www.aravindadiga.com/books/index.html
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