Avant son décès, il y avait des questions, après, il reste des questions. Des points d'interrogation. Une foule de questions directes. On avait refermé le dossier Brati Chatterjee en les laissant sans réponse, sans trouver la solution à une seule d'entre elles. Page 21
17 janvier. Aujourd'hui c'est l'anniversaire de Brati. Mais Brati n'est plus de ce monde. Il y a deux ans, un coup de fil, terrible. Il est mort la veille de son 21ème anniversaire, mais Sujatan, sa mère, aujourd'hui, souffre toujours et encore de son absence. Elle se remémore sans cesse, quand elle l'a vu la dernière fois, là dans ce même escalier, avec sa chemise bleue avant de partir. Si seulement elle aurait pu le retenir, parler avec lui, partir avec lui.
Mais dans sa famille, Sujata est la seule à souffrir. Justement aujourd'hui c'est les fiançailles de sa fille, mais personne ne se souvient de Brati, personne veut s'en souvenir. Déjà lors de l'annonce de sa mort, le père de Brati, cet homme égoïste et sans cœur a fait le nécessaire afin que l'identité de Brati ne soit pas révélé à la presse et dans les rapports. Son seul souci était alors de savoir où garer sa voiture quand il s'était rendu à la morgue, de peur d’entacher sa vie paisible d'expert comptable. Aujourd'hui Brati n'est plus, n'est plus dans le cœur de son père et de ses frère et sœurs, d'ailleurs l'avait-il été un jour ? Non, ces personnes élevés sous le bras de la belle-mère de Sujata n'ont pas de cœur, ils pensent qu'à leur petite vie de bourgeois bengali, à leur apparence.
Brati, lui, était différent, il était comme Sujata. A eux deux, ils formaient un groupe opposé à la famille, mais aujourd'hui Sujata est seule. C'est l'anniversaire à Brati, aujourd'hui cela fait deux ans qu'elle sait qu'il ne reviendra plus, mais elle espère. Elle recherche auprès de la mère d'une autre victime du 16 janvier du réconfort. Une mère pauvre, ayant perdu le seul garçon de sa famille, une mère et une famille anéanties. Sujata lève le voile sur son fils et se rend compte qu'elle savait pourtant si peu de choses de lui. Elle sait dorénavant ce qu'il s'est passé, ce que son fils a donné pour une cause perdue d'avance et qui fait l'indifférence générale. Comme sa mort, le matricule 1084, une identité terne. Comme s'il n'avait jamais vécu, comme si son cœur ne battait plus pour l'amour de sa mère, de Nandini, d'une justice. Il porte une matricule, comme s'il n'a été personne, comme son sauvage assassinat, à cause d'une trahison, à l'indifférence de tous sauf de sa mère.
"La mère du 1084" est un poignant témoignage d'une mère qui souffre en silence, sans larmes et n'ayant aucune épaule sur laquelle pleurer, car la seule épaule qu'elle avait, était celle de son fils. En ce deuxième anniversaire du jour où elle avait veillé une dernière fois sur son fils, à la morgue avant sa crémation, Sujata découvre la face cachée de son fils. Elle qui croyait connaître tout de lui, ce fils qu'elle a tant chéri, à qui elle aurait donné sa propre vie. Elle n'avait jusqu'alors pas pris conscience de ce qui préoccupait son fils, de ses idées, de sa vie, et retrace à travers deux femmes les derniers moments de sa vie. "La mère du 1084" se lit en un seul trait, l'écriture est juste, fluide, captivante et imagée. Le lecteur pourra être surpris que Sujata utilise pour parler des personnes de sa famille proche leur fonction dans la hiérarchie familiale et non le prénom de chacun. Cela pourrait se traduire comme si elle les considérait comme des étrangers, des personnes avec qui elle n'a aucun lien. Derrière la douleur de cette mère, l'auteur nous dévoile que très légèrement, un petit morceau d'histoire du Bengale Occidentale, ce qui peut frustré les lecteurs comme moi. Cet évènement, si peu dévoilé, est celui de violents affrontements entre le pouvoir en place et le mouvement marxiste-naxalite. Le roman se situe dans les années 1970. "La mère du 1084" est un roman à lire, je ne peux que vous le conseiller. C'est un roman qui marque les lecteurs, les émotions que l'on ressent en le lisant sont très vives et puissantes. "La mère du 1084" est plus qu'un roman, c'est une mélodie.
Brati Chatterjee est-il un parent à vous ? avait demandé une voix inconnue, officielle, impersonnelle. C'est votre fils ? Venez à la morgue de Kantapukur." C'est ce que la voix désincarnée avait dit : "Venez à la morgue." Le combiné s'était écrasé sur le sol. Sujata s'était effondrée, perdant connaissance. Page 13
Appuyée au montant du lit de Brati, Sujata essayait de réfléchir, les sourcils froncés, à sa part éventuelle de responsabilité dans la mort de Brati. Comment avait-elle élevé Brati, en cette décennie devenue la Décennie de la Libération, pour que son nom soit remplacé par le matricule 1084 ? Qu'avait-elle donc fait, ou oublié de faire, pour qu'on en arrive là ? Quelle était sa faute ? Page 26
Comment Sujata saurait-elle démêler le vrai du faux ? Les incroyants sont morts mais leurs familles, elles, sont toujours vivantes. Les concernant, des règles existaient, des règles tacites mais efficaces. Y en a-t-il aussi pour leurs famille ? Page 82
Le temps est plus fort que la douleur : il est le fleuve, elle est la rive. Le temps jette sans cesse ses alluvions sur la rive de la douleur et la recouvre. Puis, un jour, comme le veut la loi de la nature, de jeunes pousses se mettent à germer sur les alluvions du temps qui ont recouvert la douleur. Graines d'espoir, de chagrin, de souci, d'envie. Ces pousses crèvent la surface, écorchent le firmament. Le temps est tout-puissant. Page 84
Sujata dit que dans la société dans laquelle elle vit, cette société sans racines, détachée de la vie, ce n'est pas la nudité des corps qui est honteuse mais celle des émotions les plus simples. Si elle dit que dans cette société où les relations entre mère et fils, père et fils, mari et femme sont dénaturées, personne ne lève la main sur quiconque, personne ne pleure à fendre l'âme mais tout le monde continue à feindre douceur et cordialité, si elle dit tout cela, la mère de Somu ne comprendra pas le sens profond de ces paroles, même si elles sont en bengali. Page 93
Il est impossible de revenir en arrière. Le temps passe inexorablement, assassin, fatal. Le temps est le Gange et la douleur sa rive. Les flots du temps déposent des alluvions sur la douleur. Un jour, des nouvelles graines éclosent et percent la couverture alluviale. Ces pousses veulent tendre vers le ciel. Graines bourgeonnantes de l'espoir, de la douleur, du bonheur de la joie. Page 104
La mère du 1084
De Mahasweta Devi
Titre original : Hajar Churashir Maa
Roman traduit du bengali par Marielle Morin
Editions Actes Sud - Collection "Lettres indiennes" dirigée par Rajesh Sharma - Poche (2001)
ISBN : 978-2742731855 - 171 pages - Prix neuf : 16,50 €
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Ce roman a reçu pour "La mère du 1084" le prix de littérature : Jnanpith Award (Gyanpeeth Award) en 1996 des mains de Nelson Mandela
Ce roman a été adapté au cinéma par Govind Nihalani en 1998 et primé par "The National Film Award for Best Feature Film in Hindi".
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