Si vous voulez le faux et le polyfauxnique, l'hystérique et le polyhistorique, attendez la version postcoloniale où la veille femme crépusculaire de mon récit emprunte à la pâle Janie de Zora Neale Hurston. Ce sont toutes deux des femmes qui croient que le rêve est vérité. Des veuves qui apprennent à serrer les dents, à faire silence. Des femmes qui découvrent que leur sagesse constitue un véritable défi pour certains, car parfois, Dieu devient familier avec elles et leur révèle les secrets des hommes. Toutes deux sont pleines de vie. Toutes deux pensent à la mort de la même manière, elles la voies sous les traits d'un être étranger avec de gros orteils carrés, qui vit dans une maison semblable à une plateforme sans côtés ni toit, et qui reste debout aux aguets, sans bouger, toute la journée, l'épée rangée, attendant qu'un messager vienne le mander, et demeure là depuis des temps où il n'y avait ni où, ni quand, ni ensuite. Ce sont toutes deux des femmes qui sont revenues après avoir enterré les morts. Pas seulement des défunts, mais les morts foudroyantes.
Quatrième de couverture "Tu veux que je comprime la tragédie au format Twitter ? Comment peut-on se glisser ainsi au cœur des ténèbres ?" Comment transformer un drame en fiction ? Pourquoi écrire sur une tuerie qui a eu lieu il y a plus de quarante ans en Inde et sur ses quarante-quatre victimes oubliées par l'histoire ? À travers les voix aussi diverses que celles des intouchables ou des propriétaires terriens, l'auteur décrit ce massacre, se plaçant sous le patronage de l'irascible déesse Kurathi Amman. Au-delà de l'émotion et de la colère provoquées par ces faits, l'auteur pose la question de la fiction et de ses limites en n'hésitant pas à malmener son lecteur. Ce roman tendu, entre rage contenue, lyrisme et humour grinçant, nous donne un aperçu des forces qui ont contribué à la création de l'Inde moderne.
Porteuses des contes à leur con, de leur contrée, de son contenu, les femmes sautent les lisères, parlent à la terre entière, pleurent des larmes fières pour mieux rires derrière, emmerdent les bonnes manières, ont des amours légères, deviennent déesses mères, disputent leurs grands frères, disent des secrets d'État, se muent en pamphlétaires, action-ou-vérité qui interfèrent à la frontière. Et en cette époque de rap qui dérape, elles voient poindre l'aube et commencent à s'exprimer puisqu'on les y autorise.
Dans la version de Meena Kandasamy, le facteur déclencheur de la tragédie a été le meurtre du camarade communiste Sikkal Pakkirisamy un mois et dix jours plus tôt conduisant à une grève des ouvriers agricoles. Mais les propriétaires terriens prirent cela comme un affront et exigèrent que les ouvriers payent une amende sans quoi il n'aurait pas le droit de reprendre le travail. De nombreuses agressions et affrontements de tous genres eurent lieu à l'encontre des dalits notamment les femmes. Des agressions plus virulentes que celles qu'à droit les dalits quotidiennement. Mais il est impossible pour eux de déposer une plainte au commissariat de police car ces derniers sont dans le giron des propriétaires terriens. Pourtant, les ouvriers agricoles tenaillés par la faim, ne voulurent pas se laisser faire comme le préconisait le parti, une agression de trop eut lieu et la tragédie suivit, devant l'impuissance de ceux qui survécurent à ce drame et qui porteront à jamais une blessure profonde. Ce qui est écrit ici, n'est qu'un résumé dans les grandes lignes de cette tragédie. Les tenants et les aboutissants sont largement plus détaillés dans ce roman. "La colère de Kurathi Amman" est une version réécrite de cette tragédie. Pour sa réalisation, Meena Kandasamy s'est appuyée sur de nombreuses documentations reprenant l'histoire du massacre de Kilvenmani (ou massacre de Keezhvenmani) et elle a également fait un grand travail d'investigation sur le terrain en interviewant les survivants. Pourtant, Meena Kandasamy ne raconte pas cette terrible tragédie de façon "classique" où elle aurait pu simplement relater les faits en y associant quelques éléments de fiction par exemple ou encore sous forme d'investigation journaliste "basique". Meena Kandasamy est de cette nouvelle génération d'auteurs contemporains de la littérature indienne, cassant les codes de la littérature classique. Elle le dit elle-même à plusieurs reprises dans le roman, c'est un livre de post-modernisme. Meena Kandasamy, docteur en philosophie a plusieurs cordes à son arc : écrivain, poète, traductrice et militante. Son cheval de bataille : le féminisme et la lutte contre le système des castes. Je pense qu'il est important de mentionner ces détails au sujet de l'auteure pour cerner la femme qu'est Meena Kandasamy et donc ce roman. Avec "La colère de Kurathi Amman", elle nous propose une lecture originale, quelque peu déroutante, avec un soupçon d'humour - souvent grinçant - mais également teinté d'ironie, elle ne lésine pas à nous démontrer l'horreur de ce massacre afin de nous faire prendre conscience à quel point l'humain peut être inhumain et irrespectueux envers un être juste pour la raison qu'il ne soit pas de la "bonne" caste. Elle ne nous y raconte pas uniquement les tenants et les aboutissants, elle nous fait découvrir ce qui s'est passé après ce massacre et les injustices - au pluriel car elles sont nombreuses - auxquelles ont été confrontées les survivants, des hommes ayant perdu en une nuit entièrement leur famille - leur descendance et leur ascendance - et qui au final n'obtinrent pas justice. Pour revenir à l'écriture du roman, Meena Kandasamy adopte différents styles souvent en fonction du degré du chapitre. Elle s'adresse de nombreuses fois à son lecteur notamment en début et en fin d'ouvrage. Elle lui explique par exemple au début du roman son refus de lui procurer un roman linéaire et pourquoi elle ne vient pas directement aux faits. Elle lui fait également comprendre les raisons pour laquelle son roman n'est pas ce que l'on attend d'un roman et pourquoi elle se refuse à exotiser son roman. C'est une approche très intéressante qu'elle offre à son lecteur et c'est d'ailleurs une bonne "tactique" car le meilleur moyen de toucher un lecteur est de s'adresser directement à lui et ainsi de le faire indirectement faire participer, c'est ainsi qu'il est plus attentif et même plus sensible à ce qu'il lit.
Avec "La colère de Kurathi Amman", Meena Kandasamy nous transmet à travers un langage contemporain quelquefois familier, un des nombreux et effroyables exemples des injustices faites en Inde aux basses-castes et la lutte des classes. Elle nous fait également découvrir ce qu'est l'Inde rurale et notamment dans le Sud du pays. Il est pourtant vrai que c'est un roman pas forcément facile à lire ; il est important de s'imprégner de chaque paragraphe et l'apparition de-ci de-là de les noms écrits en tamoul sont souvent très longs. Mais "La colère de Kurathi Amman" est un roman méritant que le lecteur s'y accroche et surtout que le lecteur s'y attarde. Il est important que ce dernier lise entre les lignes et comprenne les messages que nous transmet l'auteure."La colère de Kurathi Amman" est un roman déroutant, percutant et surtout brillantissime. Une très belle prouesse pour un premier roman.
La langue anglaise, qui ayant administré le monde est devenue experte, appelle quelque chose de plus efficace. Pas un de ces débuts qui tournent court. Peut-être que la première ligne devrait dessiner le cadre du conflit et capter l'attention du lecteur en révélant que la vieille femme finira par perdre toute sa famille lors d'un massacre. Ou peut-être qu'elle ne devrait pas évoquer la vieille femme mais à la place s'intéresser à un problème universel : les intouchables ou la lutte des classes. A moins qu'elle ne soucie ni des personnages ni du conflit, mais plutôt de ces terres qui nourrissent le monde entier en oubliant leur propre peuple.
Tous les accusés ont été acquittés. Tous sont ressortis libres. Le feu de Kilvenmani avait été rallumé. Nous brûlions d'outrage. Nous leur avons dit que nous ne voulions pas de compensation. Et que nous ne voulions pas non plus de leur justice.
La colère de Kurathi Amman
De Meena Kandasamy
Titre original : The Gypsy Goddess
Traduit de l'anglais (Inde) par Carine Chichereau
Date de parution : 24 août 2017
Éditions Plon - Collection Feux Croisés -
ISBN : 9782259249720 - 223 pages - Prix éditeur : 20,90 €
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