Cette histoire commence et se termine en un lieu qui n'existe plus et qui, déjà à l'époque, était en train de disparaître. A Lahore, dans le Pendjab en Inde. Dans les années 1930 s'était déjà enclenchée la dynamique qui allait voir le territoire indien amputé de ses musulmans de l'est et de l'ouest, qui pendouilleraient de chaque côté comme deux membres sectionnés, ainsi que le regroupement de notre territoire divisé sous le nom de Pakistan.
Les enfants Saddeq sont nés dans les années 1930 à Lahore dans le Pendjab de l'Empire britannique des Indes et qui deviendra une poignée d'années plus tard le Pakistan. Fils et filles d'un médecin renommé de la ville, ils sont une fratrie de quatre enfants élevés pour être de gentilles filles et de braves garçons.
Les ainés sont deux garçons : Sulaman et Jamal Kamal dit Jakie. Ils sont les boucs émissaires de leur mère qui ne fait que les terroriser et les étouffer avec son éducation stricte et autoritaire où il n'y a pas de place pour l'amusement ou simplement l'amour parental. Les garçons ont le sentiment qu'ils sont nés uniquement pour donner à leur mère un certain statut dans la société car elle a réussit à engendrer non pas un mais deux fils, un fils héritier et un fils réserviste qui devront suivre la voie de leur père en devenant de grands médecins. Contrairement aux garçons, les cadettes - deux filles qui n'ont que dix-huit mois d'écart entre elles et qui se nomment Maryam surnommée Mae et la petite Leena dit Lana - ont été traitées durant leur enfance comme des poupées animées par leur mère, élevées pour être décoratives et serviables. Aux yeux de leur mère, ses filles deviendront de parfaites maîtresses de maison et devront se faire un nom dans la vie mondaine de Lahore.
Après avoir passé dix-sept ans à partager la même chambre et la tyrannie de leur mère, Sulaman et Jakie sont séparés par leurs parents qui ont décidé de les envoyer l'un aux États-Unis et l'autre en Angleterre pour les études universitaires afin qu'ils deviennent chacun de futurs médecins. Mae qui réussit avec brio dans ses études devra quant à elle se marier avant le départ de ses frères, décision irrévocable de sa mère. Mae est impétueuse et il est nécessaire qu'elle soit canalisée rapidement en devenant épouse. Les époux Saddeq avaient donc imaginé un avenir tout tracé pour leurs enfants qui finiront par faire leurs propres choix, loin des espérances conférées par leurs parents. Sulaman surnommé Sully se spécialisera dans la psychologie des conflits du Monde et épousera une hindoue métisse. Jackie deviendra médecin de famille et se consacrera quelques semaines par an à l'humanitaire dans les montagnes pakistanaises. Dès l'université, il se mettra en couple avec un irlandais excentrique et ensemble ils adopteront deux enfants, une mère-fille et son fils. Concernant Mae et Leena après un mariage plus ou moins arrangé et la naissance pour chacune d'un enfant, chacune se séparera de son conjoint pour mener une vie plus libre, loin des traditions et de Lahore. Ces "Gentilles filles, braves garçons" décevront leurs parents mais réussiront-ils malgré tout leur vie ? Leur enfance les hanteront-ils dans leur vie et dans leurs choix ? Comment affronteront-ils les aléas de la vie avec le poids de ce passé ?
"Souvenez-vous de Moi, et Je Me souviendrai de vous." Sourate 2, verset 152. Une promesse, une prière. Foutrement chouette, avait-il dit.
"Gentilles filles, braves garçons" est le sixième roman de Roopa Farooki et dans lequel l'auteure nous lance dans une haletante saga familiale. L'histoire est construite sur les fondations d'une fratrie de quatre frères et soeurs. C'est un récit entrelacé, d'une enfance à Lahore dans les années 1930 aux années 50 (la Partition ayant eu lieu en 1947), des années universitaires des garçons dans les années 1960 aux États-Unis pour l'un et l'Angleterre pour l'autre, deux retours à Lahore dans les années 1990 puis 2000.
Roopa Farooki nous transporte dans des va-et-vient à travers plusieurs parties du globe : le Pakistan et sa ville de Lahore, Londres où s'établira Jackie qui sera rejoint par Lana et enfin les États-Unis où l'on retrouve Sulaman qui deviendra là-bas Sully. Il sera brièvement mentionné les noms des villes de Karachi, de Calcutta et de Singapour mais l'on découvrira brièvement une autre région du Pakistan. Le roman est scindé en trois parties représentant trois différentes périodes très éloignées entre elles. La première partie se déroule dans les années 1960 où l'on y trouve tour à tour deux narrations, celle de Sulaman et celle de son frère Jackie alors étudiants et jeunes adultes, chacun d'un côté de l'océan Atlantique. On y découvre leur choix concernant leur avenir : la spécialisation dans leur cursus universitaire mais l'on sera spectateur de leur rencontre sentimentale qui soudera leur avenir. On y découvre également leur volonté d'un avenir loin de leurs parents et spécialement leur mère. Entre deux épisodes de leur vie de jeunes adultes où ils jouissent enfin d'une vie sans interdits et sans une mère sur leur dos, Sully et Jackie nous livreront leurs souvenirs d'enfance à Lahore auprès d'une mère tyrannique et acerbe. Cette première partie, nous permet également à découvrir leurs jeunes soeurs mais l'on prend surtout conscience du lien très fort qui unit les quatre enfants Saddeq.
La seconde partie est un véritable bon dans l'avenir. Vingt-cinq à trente ans séparent la première de la deuxième partie. On se retrouve projeté en 1997 à la mort du père de famille. Chacun des enfants fera son devoir, celui d'assister aux derniers rites funéraires de ce dernier, le Qul. Un retour qui ne sera pas facile, certains ont rompu les ponts avec leur ancienne vie à Lahore et principalement le contact avec leur mère qui n'a pas changé avec les années. Le lecteur découvrira ce que sont devenus Sully et Jackie mais cette fois-ci à travers les narrations des deux soeurs dont on pourra enfin découvrir leur personnalité et surtout leur histoire, peu commune pour des femmes de cette époque. La troisième partie est une sorte de conclusion, un dernier tableau avant que le rideau se ferme avec le décès de la mère de famille. C'est à nouveau au tour de Sully et Jackie de prendre la parole et l'on pourrait considérer que c'est pour eux une période de bilan, teinté d'amertumes et de regrets. Les personnages sont hantés par leurs décisions passées et sont convaincus qu'ils ont échoués dans leur vie par leur égoïsme. Pour autant, ils auront brillé chacun à sa façon.
"Gentilles filles, braves garçons" c'est donc l'histoire de quatre êtres complexes qui essayeront de construire leur vie malgré le traumatisme psychologique liée à l'enfance - d'une manière plus ou moins forte selon les caractères - et qui pourra toucher indéniablement et irrévocablement les plus "fragiles". Heureusement, la fratrie restera souder malgré l'éloignement et ce temps qui passe.
"Gentilles filles, braves garçons" nous dévoile la force d'écriture de Roopa Farooki qui a réussi avec brio à nous conter une histoire sur une large période, tout cela dans un concentré de 444 pages et surtout sans fausse note. Le roman est captivant et on apprécie que l'auteur exploite ses sujets de prédilection dont le multiculturalisme sans omettre d'y incorporer son pays de naissance le Pakistan et qui nous apparaît différent de l'idée que l'on puisse se faire de ce pays. Elle n'hésite pas à mettre ses personnage sur différents continents et à sauter de d'un à l'autre avec une grande aisance. Elle ose aller contre les préjugés en abordant les sujets tels que le mariage inter-religieux, l'homosexualité, l'homophobie, le racisme, les préjugés ... Elle y mêle la dureté des relations entre parents et enfants et les conséquences psychologiques qu'ils peuvent engendrer. On peut aussi apprécier que l'histoire fait écho avec certains faits majeurs qui se sont déroulés dans le Monde, de la Partition à l'élection d'Obama ce qui permet à cette fiction à prendre beaucoup de réalisme.
Lorsque je vais voir un film qu'il a vu, je m'imagine que nous sommes ensemble dans cette pièce où il fait toujours nuit, si différente des blocs opératoires de l'hôpital universitaire, où il fait continuellement jour. Les cinémas portent des noms qui promettent luxe et tradition : l'Empire, le Royal, le Prince de Galles. Ils se révèlent généralement miteux, déprimants, avec des moquettes usées et des boiseries tâchées, mais je m'en moque parce que quand j'y suis, j'ai l'impression que mon frère se trouve de l'autre côté de l'écran et non à l'autre bout du monde. J'entends sa respiration posée, qui vire parfois au ronflement la nuit venue et au reniflement du chiot au matin. Je me rappelle combien cela me réconfortait d'entendre ce son depuis le lit à côté. Mon frère. Ma moitié fraternelle.
Lana se demande si ma mère pleurerait de la même façon sa propre absence, celle de Mae ou celle de Jakie. Bien entendu, se dit-elle. Elle pleurait n'importe lequel d'entre eux s'il avait été absent toutes ces années. Elle pleure sur ce qui lui a été confisqué ; par son extraordinaire absence, il est trop distant pour qu'elle le méprise. Elle pleure pour lui comme elle a pleuré pour son enfant au paradis, qui n'aura pas vécu assez longtemps pour la déshonorer ou lui désobéir, cet enfant aussi angélique qu'il est mort. Sa mère pleure les absents. Ceux qui sont trop loin pour pouvoir les toucher. Ceux qui refusent de rentrer.
Gentilles filles, braves garçons
De Roopa Farooki
Titre original : The good Children
Traduit de l'anglais par Jérémy Oriol
Éditions Gaïa pour la version broché - Date de parution : 1er février 2017 - ISBN : 978-2847206944 - 444 pages - Prix éditeur : 24 €
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