Chitralekha était née pendant la Première Guerre Mondiale, bien avant que l'Inde n'obtienne son indépendance, bien avant la guerre sino-indienne, bien avant que le Sikkim ne soit absorbé par l'Inde au cours de ce que les historiens appelaient son "annexion brutale", bien avant que les rois du Sikkim ne soient rendus impuissants, bien avant que la reine américaine du Sikkim ne quitte le roi, bien avant la chute de Basnett. Chritralekha était une femme du passé. Comment pouvait-on attendre d'une personne aussi âgée qu'elle comprenne l'amour - cet amour alambiqué dont Bhagwati était tout imprégnée ?
Chitralekha est la matriarche de la famille Neupaney et vit avec pour unique compagnie, Prasanti, sa domestique hijra. Depuis sa terrasse, cette fumeuse de beedi depuis près de soixante-dix ans, aime se délecter de cette vue imprenable sur le Kanchenjunga que lui offre sa belle et grande maison idéalement située à Gangtok. À la mort prématurée de son seul et unique fils, elle s'est occupée de ses quatre petits-enfants qui étaient alors encore petits. C'est à cette même époque qu'elle a ouvert une usine de textiles dans une ville voisine. Chitralekha jouit d'une grande notoriété dans la région du Sikkim depuis fort longtemps mais l'essentiel lui manque, ses petits enfants. Ses petits-enfants ont aujourd'hui la trentaine passée et vivent dans différents pays aux noms imprononçables pour Chitralekha.
La maison familiale se prépare à un grand événement, le chaurasi, le quatre-vingt-quatrième anniversaire de Chitralekha, qui aura lieu juste après la fête de Tihaar. Depuis la fugue de Bhagwati, l’aînée des petits-enfants, avec un homme de basse-caste, il y a près de dix-huit ans, la famille n'a plus jamais été au complet. Ne pouvant pas compter sur la plus jeune de ses petites-filles Manasa, au caractère bien trop trempé, Chitralekha a autorisé Bhagwati à revenir mais sans son mari et ses enfants. Bhagwati doit convaincre un de ses jeunes frères, qui vit tout comme elle en Amérique, à se chercher une épouse. Mais Agastaya, oncologue à New-York, ne peut pas révéler à sa famille qu'il est en couple, avec un américain. Que son Aamaa le laisse tranquille et s'occupe du benjamin, Ruthwa, persona non grata dans la maison de Gangtok mais qui ne se gênera pas à s'incruster à la réunion de famille.
Durant une semaine, les six membres de la famille Neupaney et l'eunuque Prasanti seront réunis sous le même toit, sans conjoints, petit-ami (ou presque) et enfants. Dix-huit ans se sont écoulés depuis la dernière fois où un tel évènement eu lieu. La cohabitation ne pourra pas donc se faire sans heurts et sans chamailleries, l'activité favorite des Neupaney et de Prasanti. Mais un évènement inattendu bouleversera ces retrouvailles.
Nous formons maintenant une famille de népalophones dispersés. Nous sommes de Kalimong, ville située dans le district agité de Darjeeling, où l'espoir aurait dû régner, "Jai Gorkhaland ! Vive le Gorkhaland !", mais a été supplanté par le désespoir au fil des années. Du Népal, dont notre mère était originaire et où Manasa s'est mariée. De Gangtok, la capitale du Sikkim, notre ville natale. Du Bhoutan (en quelque sorte), où Bhagwati s'est mariée. Et nous sommes aujourd'hui d'Amérique, d'Angleterre, de partout. Nous sommes des népalophones des quatre coins du monde. Moi : Citoyen du monde ? Pas tout à fait. Indien népalophone. Indo-Népalais. Indien d'origine népalaise. Gurkhali, gurkha ou gorkha - en Inde, ces termes désignant les Népalais gagnent rapidement en popularité.
"Fuir et revenir" dont le titre original est "Land Where I Flee" est le premier roman de l'écrivain indo-népalais Prajwal Parajuly et sa première parution traduite en français. Précédemment à celui-ci, Prajwal Prajuly avait écrit un recueil de nouvelles "The Gurkha's Daughter" qui avait été bien accueilli par la critique.
Il existe beaucoup de similitudes entre "Fuir et revenir" et l'auteur. Tout comme les personnages de son roman, Prajwal Parajuly a un père indien et une mère népalaise, il a grandi à Gangtok dans l’État du Sikkim en Inde. De plus, il partage son temps entre l'Angleterre, les États-Unis et son pays d'origine, l'Inde. Indéniablement ses racines, sa vie, sa région, ont fortement inspiré Prajwal Parajuly pour l'écriture de ce magnifique roman.
"Fuir et revenir" est un roman qui transporte son lecteur principalement dans l'État indien du Sikkim qui se situe dans l'extrême nord-est du pays. En posant le décor dans cette région de l'Himalaya indien, Prajwal Parajuly permet à son lecteur de découvrir les singularités de cette région qui a des liens étroits avec ses voisins : le Népal - 75 % des habitants du Sikkim sont d'origine népalaise - le Bhoutan, mais également la région du Tibet (le Sikkim est un ancien royaume de culture tibétaine qui a été rattachée à l'Inde en 1975). La période où se déroule le roman "Fuir et revenir" est très intéressante car elle débute au début de la fête hindoue de Tihaar qui a lieu en octobre, l'équivalente "népalaise" de la fête de Diwali (en Inde, les fêtes hindoues se pratiquent différemment d'un État indien à un autre, "Fuir et revenir" offre l'opportunité à son lecteur de découvrir certaines spécificités du Sikkim). Tout comme la fête de Tihaar, le roman se déroule sur une période d'une semaine comme une espèce de compte à rebours avant le chaurasi, une fête unique tombant en désuet et qui célèbre un quatre-vingt-quatrième anniversaire. La fête de Tihaar est également un compte à rebours avant que la famille Neupaley éclate une nouvelle fois.
Même si au début, Prajwal Parajuly a voulu raconter plusieurs histoires à travers ses six personnages principaux, il se révèle que finalement ce fut pour lui six opportunités d'aborder différents sujets. Des sujets qui peuvent être socio-politique en parlant par exemple du Gorkhaland, de la place du Sikkim en Inde, les persécutions que subissent certaines communautés au Bhoutan, les camps de réfugiés au Népal, ... Des sujets pourtant peu connus et pourtant qui méritent de l'être. D'autres sujets sont abordés comme par exemple : la montée du conservatisme, la sénilité, le sacrifice, les liens de famille, ...
Mais un sujet principal prédomine et il est déjà identifiable dans le titre "Fuir et revenir" : l'identité. Le lecteur se trouve en face d'une fratrie et pourtant à pars les liens du sang, rien ne les unit finalement car chacun a pris sa route. Chaque membre de la famille a son propre bagage, sa propre vie : l'une cumule de nombreuses étiquettes dont celles de réfugiée et de paria, elle est née en Inde, s'est mariée avec un Bhoutanais qui plus est d'une caste inférieure, a vécu dans un camp de réfugiés au Népal pour finir dans une ville perdue du Colorado où elle subit la discrimination raciale ; un autre est le profil type de cette jeunesse indienne qui cherche une nouvelle identité au-delà des mers, de plus il est encore à la recherche de son orientation sexuelle ; une autre s'est mariée - un mariage arrangé - avec un népalais de haut-rang et pourtant, malgré ses prestigieux diplômes, a une vie de servitude ; un/une autre est une hijra d'origine hindoue convertie à l'islam ; un autre est un écrivain qui n'a rencontré le succès qu'avec son premier roman, le second ayant été un plagiat d'un roman de Naipaul ; et enfin la dernière est à l'aube de sa vie et aimerait pardonner les erreurs de ses petits-enfants mais son caractère trop fier l'empêche de faire table rase du passé. Chaque personnage est unique et le lecteur ne peut qu'apprécier les découvrir tour à tour.
"Fuir et revenir" est un roman magnifique qui met en scène des relations tendues entre les membres d'une même famille fractionnées aux quatre coins de la terre. Le roman est parfaitement bien structuré et l'écriture de Prajwal Parajuly est parfaite. "Fuir et revenir" est un roman plaisant, qui ne manque en aucun point de sérieux mais qui sait être un tantinet drôle et disons même loquasse de temps en temps, tout comme son auteur. Avec "Fuir et revenir", Prajwal Parajuly nous invite à découvrir sa région du Sikkim et ouvre ainsi la voie à d'autres écrivains à écrire sur des régions de l'Inde peu présentes dans les romans.
N'hésitez pas à découvrir à votre tour "Fuir et revenir", laissez-vous à votre tour emportez au Sikkim et dans cette magnifique histoire, très singulière.
Ram aurait peut-être voulu l’accompagner. On aurait pu organiser une rencontre furtive avec ses frères toujours bhoutanais à Gangtok. Résidents fiers, mais terrorisés du Bhoutan, ceux-ci se tenaient maintenant à distance de toute manifestation contre la monarchie. Quand ils avaient appris l’installation de Ram à Denver puis Boulder, ils l’avaient supplié de trouver le moyen de leur faire quitter le pays. De ce point de vue-là, ses frères étaient comme tout le monde – ils partaient du principe qu’en montant à bord d’un avion à destination de l’Occident, on laissait ses problèmes derrière soi en Orient. L’Orient, c’était la pauvreté. L’Occident, la richesse. L’Orient, c’était l’inégalité. L’Occident, l’égalité. L’Orient, c’était une vie de problèmes. L’Occident, la solution à ces problèmes.
Fuir et revenir
De Prajwal Parajuly
Titre original : Land Where I Flee
Traduction de l'anglais par Benoîte Dauvergne
Éditions Collas Emmanuelle - Date de parution : 6 mars 2020
ISBN : 978-2490155231 - Prix éditeur : 21 € - Également en version numérique : 12,99 €
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Jacqueline Bouchet