N’écoutez pas les morts, je vous en prie n’écoutez pas les morts – quoi qu’ils vous disent, aussi fantaisiste que soit le nom ou l’absence de nom qu’ils souhaitent porter, quel que soit le degré de lyrisme qu’ils puissent déployer, car, une fois que vous leur prêterez l’oreille, ils vont se repaître de votre culpabilité, se nourrir de votre pitié, vous avaler tout entier, de la tête aux pieds, ne vous y trompez pas. C’est pourquoi il faut que je vous dise, dès le début, qu’il y a dans cette histoire une seule chose, où le doute n’est pratiquement pas permis, qui, en fait, ne souffre aucun doute, aucun. Et cette chose la voici : comme ils le disent dans leur déclaration liminaire, c’est cette nuit-là que tout a commencé. Cette nuit-là, c’était cette nuit-là. Tout le reste, tout ce qui suit, à quatre-vingt-dix-neuf, virgule, quatre-vingt-dix-neuf pour cent, n’est que doute débat déformation dénégation.
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Fin février 2002. Une violence intercommunautaire met à feu et à sang l’État du Gujarat suite à l'incendie d'un train à Godhra qui transportait des pèlerins hindous revenant d'Ayodhya. Quelques heures après, au service maternité d'un hôpital d'une ville de l’État, Monsieur Jay devient père d'un enfant difforme, unijambiste et manchot, mais avec des yeux incroyablement humains. Alors qu'il se remet de cette nouvelle, il découvre par la fenêtre d'un bâtiment en face du sien, un visage fantomatique lui écrivant un appel au secours sur la vitre embuée. La nuit même, Monsieur Jay a l'autorisation de rentrer chez lui avec l'enfant, sa femme étant encore inconscience et ayant encore besoin de quelques jours d'hospitalisation. Alors qu'il se familiarise à son nourrisson, il reçoit un étrange coup de fil. Celui de la femme lui ayant écrit ce message de secours sur la vitre de l'hôpital. Miss Glass, en référence à la vitre, lui donne rendez-vous le lendemain en fin d'après-midi avec son fils sur le quai de la gare pour un long voyage. Elle lui enverra un mail de confirmation qu'il recevra dans la matinée accompagné de trois récits de témoins oculaires et rescapés des tragiques meurtres perpétrés. Monsieur Jay traversera la ville toujours empreinte à une importante violence et des tueries aveugles, tout en croisant des âmes errantes de victimes. Commence alors pour lui un voyage entre deux mondes, réel et imaginaire, commandés par les esprits et les fantômes.
Quand une ville est en feu, dit-on, tout le monde sait que la ville est en feu, ça ne peut pas ne pas se voir, s'entendre, se sentir. Il devait y avoir partout des flammes, des jaunes et des bleues. Il devrait y avoir de la fumée, gris et noir, montant vers le ciel, le soleil et la lune. Il devrait y avoir des camions de pompiers, rouges, toutes sirènes hurlantes. Des badauds, des témoins, des hommes et des garçons dans les rues, des femmes et des filles sur le pas de la porte et aux fenêtres, tous le nez en l'air, des étincelles de lumière dansant dans le noir de leurs yeux. Il devait peut-être y avoir, même en hiver, de la chaleur et de la sueur aussi, un filet coulant sur la nuque ou dans le dos, des gouttes sous le menton, sur les lèvres supérieures.
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Dans "Et les morts nous abandonnent", Raj Kamal Jha, nous permet de découvrir une des plus sombres pages d'histoire indienne depuis la Partition en 1947, celles des pires violences intercommunautaires connues à ce jour en Inde. Pendant presque un mois (ou peut-être même trois), selon les chiffres annotés par l'auteur en fin d'ouvrage : 784 morts de confession musulmane et 258 morts de confession hindoue, 12.000 maisons détruites et 14.000 magasins pillés et incendiés pour 993 villages et 151 villes. La raison, si l'on peut appeler cela une raison car rien au fond ne justifiant un tel regain de violence, la vengeance de la mort de 59 passagers hindous dans une attaque de train qui aurait été menée par des musulmans. Dans "Et les morts nous abandonnent", Raj Kamal Jha n'a pas étoffé son roman dans de la dentelle, il ose dire les choses dans sa brutalité la plus extrême et d'une façon assez crue, tout en maintenant un jeu vicieux et parfaitement bien orchestré. "Et les morts nous abandonnent" m'a fait le même effet que "Le couvre-lit bleu", son précédent roman traduit en langue française. Durant sa lecture, j'ai été naïve et aveugle, emportée par ce personnage tiré à quatre épingles et aveuglé par son amour pour un enfant difforme, mais la fin, la chute est un couperet qui tombe brut et épais, fort et décapant, bouleversant. Pourtant tous les indices étaient devant mes yeux, savamment insérés dans le roman par l'auteur, presque des appels du pied et pourtant je n'ai pas vu ou - inconsciemment - pas voulu croire et je suis restée incrédule. J'avoue que dans ma lecture, j'ai fait le choix de sauter à deux reprises des séquences qui projetaient d'être extrêmement violentes. Et pour autant, ces séquences n'étaient pas les seules de cet ordre-là. À un moment donné, Monsieur Jay, reçoit par mail le récit de témoins oculaires de massacres et comme je l'ai dit plus haut, l'auteur n'y va pas avec les gants. À savoir, que Raj Kamal Jha, romancier et journaliste, a assisté sur le terrain, et qu'il a voulu transmettre à travers ces lignes, les horreurs dont il a été témoin.
Pour cela, Raj Kamal Jha ne donne pas la parole aux rescapés comme cela se ferait, je dirais, par défaut. La parole est ici donnée aux morts, leur vie brisée, les orphelins qu'ils laissent derrière eux et leur famille, l'incompréhension, peut être même leur colère mais surtout une espèce de vengeance fourbe et délicatement bien orchestrée pour pousser à la culpabilité aux vivants, à ceux qui sont encore là alors qu'eux ils ne sont plus. Le lecteur appréciera le ton donné à tout le roman. Le lecteur suivra Monsieur Jay, le personnage principal, presque comme dans un jeu de piste. Pourtant, par intermittence, les morts auront leurs mots à dire. C'est d'ailleurs avec eux que l'on commence la lecture, le roman débute par un prologue appelé "déclaration liminaire" qui a été signée par une majorité des intervenants décédés durant ce tragique accès de violences intercommunautaires. "Et les morts nous abandonnent" est un roman que je vous conseille de découvrir si vous cherchez un roman qui sait vous impressionner jusqu'au bout. Il pourra aussi vous satisfaire si vous aimez les dialogues avec les morts. Mais âmes sensibles s'abstenir. Pour ma part, je pense que cette lecture me marquera pour longtemps, tout comme il a été le cas dans "Le couvre-lit bleu". Avant de terminer, j'avais envie de partager avec vous partage, un extrait écrit par Télérama et qui m'avait interpellé avant de me lancer dans cette lecture. "Ainsi, les morts nous abandonneraient à notre solitude, à notre culpabilité. C'est ce que pourrait raconter, en quatre cents et quelques pages foudroyantes, ce roman d'un jeune auteur indien, Raj Kamal Jha. Pourrait, car tout tangue dans ce récit, jusqu'à l'obsession, le désarroi, l'ivresse : la construction narrative, le suspense, les délires, l'horreur, le vrai, le faux, et les personnages, vivants ou morts, rescapés ou fantômes, comment savoir, ils sont tous dans le même chaos."
"Vous êtes comme mes élèves, dit-il. Certains d'entre eux sont comme vous, très impétueux, impatients, en colère mais c'est parce que vous êtes jeunes et les jeunes gens sont en colère, doivent être en colère. Particulièrement les jeunes gens de ce pays.
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A mesure que les rideaux commencèrent à se lever, ils dévoilent un plateau plongé dans l'obscurité. Le public est silencieux, on entend seulement le froissement des rideaux et le bruit de l'eau qui clapote, se répand, coule, bouillonne. Tantôt bas, tantôt fort.
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Et les morts nous abandonnent
De Raj Kamal Jha
Titre original : Fireproof
Roman traduit de l'anglais (Inde) par Alain Porte
Éditions Actes Sud - Collection "Lettres indiennes" dirigé par Rajesh Sharma
Parution en octobre 2008 - ISBN : 978-2-7427-7260-5 - 448 pages - Prix éditeur : 25,00 €
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