Les oreilles frémissantes d'Aasha les distinguent tous, les séparant comme des fils sur le métier, mais, au rez-de-chaussée, elle n'entend que silence. Un silence qu'elle peut, lui aussi, carder comme du fil : il y a le silence d'Amma dont le regard, à la fenêtre de la cuisine, s'enfonce dans la nuit tombante. Le silence du bureau vide d'Appa, sans sifflotements, sans bruits de papier froissé. Le silence de Suresh qui fait ses devoirs seul dans son coin et s'en veut d'avoir rouspété pour son stylo. Le silence de Paati, dont le corps transparent, impondérable, se cogne sans un bruit aux meubles et aux murs tandis qu'elle cherche le fauteuil de rotin délabré dans lequel elle passait jadis ses journées, dans son coin infecté de moustiques.
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Raju Rajasekharan est un grand avocat respecté de la ville malaisienne d'Ipoh. Il a hérité de la Grande Maison qui se situe à Kingfisher Lane, acquise par son père Tata auprès d'un écossais McCollum qui est retourné au pays lors de l'Indépendance. Tata, fils d'un coolie venu d'Inde, à force de persévérance dans le travail, est devenu propriétaire d'une compagnie maritime. Raju, son fils prodige, a lui voulu devenir avocat. A la mort subite de son père, Raju est revenu de Singapour, a repris la maison et s'est marié avec l'acariâtre Vasanthi, une pauvre voisine qui se faisait exploiter par son père et pour laquelle il avait de l'affection. Un choix qu'il regrettera amèrement dès que Vasanthi aura franchi la première fois la porte de la Grande Maison en dévoilant sa vraie personnalité. Pourtant, par miracle, naîtront de leur union trois enfants. La prodigieuse Uma qui va s'envoler en Amérique pour entrer dans une grande université, Suresh qui est né lors des affrontements interethniques de 1969 et la petite dernière Asha qui voit des fantômes. Septembre 1980, Paati vient de mourir mystérieusement dans la salle de bain alors qu'elle devait être surveillée par Chellam, la bonne de l'âge d'Uma. Chellam se voit alors renvoyé vers les plantations d'où elle est originaire après uniquement une année au service de la famille, dénoncée injustement par la petite Asha. Mais le décès de Paati et le mensonge d'Asha pour protéger un membre de sa famille, ne sont que la face cachée du mal-être permanent qui règne dans cette famille. .
"Et c'est le soir toute la journée" est un roman vers lequel je me suis tournée car l'auteur est d'origine indienne et la seconde raison, la principale, est que le livre parle de la Malaisie, un pays que j'ai eu la chance de découvrir en 2015. Dans le premier chapitre, le lecteur assiste au départ de Chellam, la bonne de la Grande Maison. La Grande Maison et ses membres (restants) viennent d'essuyer deux précédents départs : Uma vers l'Amérique et Paati pour l'au-delà. Le lecteur y sentira déjà l'ambiance lourde qui imprègne cette maison et entrapercevra certains traits de caractère. S'ensuivent des chapitres qui nous renvoient en arrière, mais sans chronologie logique, voletant d'avant en arrière mais ne dépassant jamais la ligne de ce 6 septembre 1980 qui sonnera le glas de la vie de Chellam, réduisant à néant le peu d'espoir qu'elle avait de la vie, la ramenant à sa vie de misère dans des plantations et signera son arrêt de mort. Les quinze chapitres qui composent le roman nous dévoilent les secrets souvent lourds, les blessures, les derniers moments de bonheur et d'innocence mais nous révèlent également des faits qui ont été mal interprétés et qui ont nourri des rumeurs à cent lieues de ce qui s'est réellement passé conduisant ainsi d'énormes quiproquos aux conséquences désastreuses. Nous y découvrons bien évidemment les membres qui composent cette maisonnée, certains autres membres de la famille tel l'oncle Balluche, certains voisins et amis, les serviteurs de la maison mais avec sous les feux du projecteur Chellam. Les fantômes sont également de la partie : celle de la jeune fille illégitime et "bâtarde" de McCollum, morte noyée aux côtés de sa mère chinoise qui s'est suicidée ; Paati, la mère irascible de Raju qui meurt peu de temps avant le début du roman mais qui réussira tout de même à apparaître sous cette forme. À l'image du chapitre sur la naissance de Suresh, certains chapitres nous font découvrir l'histoire contemporaine de la Malaisie et sa politique. Dans sa généralité, le livre traite de la multiculturalité de la société malaise où se côtoie malais, indien et chinois. Chacun essayant de vivre avec l'autre, mais sans pour autant sortir de sa communauté, et pourtant ... À l'image du personnage de Chellam, on découvre également le fossé qu'il existe dans une même communauté. Chellam est une pauvre tamoule, d'une famille de coolies qui est restée au bas de l'échelle et dont les hommes se noient dépensant chaque ringgit dans le paddy. La vie de Vasanthi - que l'on connaîtra sous le pseudonyme Amma - ressemble à celle de Cendrillon, venant d'une famille classe très moyenne, alors adolescente et aînée elle a remplacé sa mère qui a décidé de se couper du monde. Vasanthi, a eu la chance inouïe d'épouser Raju, un énorme coup de pouce du destin qui la fait passer du rang de servante à de femme de salon. Quant à Raju dit Appa dans le roman, il est l'exemple parfait de l'ascension d'un indien dans la société indienne, petit-fils d'un coolie venu sans un sou, il s'est forgé un nom mais également bâti une grosse fortune.
"Et c'est le soir toute la journée" n'est pas à proprement parler d'un drame familial. Il s'agit plutôt d'un mystère qui se déroule continuellement et dans lequel son lecteur découvre au fur à mesure les tréfonds des personnages qui composent cette famille hétéroclite. Une famille qui part à la dérive, conséquence d'un mauvais choix de Raju, un homme à femmes, chanceux en affaires mais malheureux dans son ménage, au point de mener une double-vie ailleurs.
"Et c'est le soir toute la journée" est un roman qui reflète la société malaisienne. Il reste un roman assez difficile à lire et l'absence d'une suite chronologique est assez déroutante. Tout de même, il faut reconnaître que pour écrire un tel roman, Preeta Samarasan a réalisé une véritable prouesse car malgré l'absence de chronologie, l'ensemble est assez cohérent et logique. Preeta Samarasan nous plonge bien sûr au cœur de Malaisie et le lecteur ne peut que se délecter des précieuses et délicieuses descriptions. L'écriture est belle et fluide. C'est un roman pour lequel l'on rêverait presque d'une suite, pour découvrir ce que sont devenus ces personnages. "Et c'est le soir toute la journée" est d'autant plus un roman qui paraît plaisant pour un lecteur ayant découvert ce pays trente ans après les faits énumérés. Pour ma part, j'ai pu associer ce roman à certains souvenirs des quartiers visités de Kuala Lumpur comme par exemple Chow Kit et Chinatown et le vieux quartier de Malacca, à défaut de connaître cette magnifique ville côtière d'Ipoh.
Il n'y eut que la Rumeur pour s'attarder à relever la beauté outrancière de la scène, le reflet des couleurs sanglantes du couchant dans le ballet sanglant qui se dansait dessous, la lumière dorée qui ricochait sur les parangs et les couperets pour briller dans les flaques de sang. Nul artiste n'aurait pu concevoir union plus somptueuse des mouvements, sentiments, bruits, odeurs ; dans tous les coins, il y avait quelque chose pour vous transir les sens.
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Et c'est le soir toute la journée
De Preeta Samarasan
Titre original : Evening is the Whole Day
Roman traduit de l'anglais (Malaisie) par Yoann Gentrie
Éditions Actes Sud - Collection "Lettres indiennes" dirigé par Rajesh Sharma
ISBN : 978-2-7427-9480-5 - 407 pages - Prix éditeur : 23,80 € Date de parution : février 2011
Prix : Hopwood Novel Award
Finaliste au Commonwealth Writers Prize 2009
Nomination : Orange Prize for Fiction
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