A Delhi, on inhale un temps où tout est vieux avant d'être neuf, où tout est toujours déjà en proie au déclin et à l’obsolescence.
Quatrième de Couverture "Delhi Capitale" est un récit puissant et lyrique qui embrasse à la fois les origines et les implications de l’explosion urbanistique et démographique de Delhi. De capitale à capitalisme il n’y a qu’un pas, et c’est cette métaphore que file avec érudition et talent Rana Dasgupta : il dresse ici un portrait saisissant de la mégapole, et de l’arrogante classe aisée qui la domine aujourd’hui. Mais Dasgupta s’aventure aussi au-delà de ce portrait socio-économique et c’est en écrivain qu’il interroge la violence – réelle, symbolique – au cœur du processus de croissance gigantesque et imparable qui travaille sans relâche la capitale indienne. À la fois balade littéraire et réflexion philosophique, "Delhi Capitale" se démarque très nettement des récits de voyage comme des pamphlets militants pour développer une complexité de réflexion aussi vertigineuse que les espaces urbains évoqués.
A Delhi, c'est de la rue que l'on se forge son image de toute la ville. Laquelle est hiérarchisée, soumise à la ségrégation, aux allégeances claniques ; dans n'importe quelle strate de la société, rares sont ceux qui souhaitaient voir tomber les barrières sociales. Delhi ne possède pas d'espaces véritablement démocratiques. La terminologie des adresses résidentielles y est surprenante (...) ; elle en dit long sur ce que les habitants attendent de leur chez soi ...
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La Delhi du XXIème siècle mise à nu Tout le monde ou presque le sait, Delhi est la capitale de l'Inde depuis 1911. Vous avez beau voyager dans de nombreuses capitales, je pense qu'il est difficile d'y trouver une capitale équivalente à Delhi. Elle a un "je-ne-sais-quoi" qui la différencie (peut-être) même des autres grandes villes indiennes comme Mumbai ou Kolkata [si vous n'êtes pas convaincu par ces propos, vous avez une raison supplémentaire de lire cet ouvrage]. C'est justement cette spécificité qu'est analysée dans "Delhi Capitale" où Rana Dasgupta nous dresse un portrait disons peu ragoûtant de cette mégapole. Le but étant de la faire découvrir sans artifices, telle qu'elle a été, telle qu'elle est et telle qu'elle pourrait devenir. Pour écrire cet ouvrage, Rana Dasgupta, s'est concentré sur l'élite de la "The new Indian middle class", une classe émergente que l'on pourrait plutôt classer de bourgeoise car elle n'a absolument rien à voir avec ce qu'on qualifierait de "classe moyenne" en Europe. En effet, c'est une classe qui vit derrière de hauts murs - au sens propre comme au sens figuré - ; qui ne voit la capitale qu'au travers des fenêtres de leur(s) voiture(s) climatisée(s) (s'ils daignent regarder dehors) ; et par laquelle l'économie indienne essaye de se construire tant bien que mal autour de leur pouvoir d'achat et qui provoque de véritables problèmes à l'encontre de la classe pauvre, très pauvre, indienne. Pour comprendre cette Inde de la première décennie du XXIème siècle, il ne suffit pas de regarder cette ville uniquement au moment présent ou à travers une ornière souvent occidentale. Il est important d'entrevoir ce qui l'a façonné, ce qu'il l'a détruit et ce qui la rend si instable. Rana Dasgupta est un merveilleux écrivain et il a mené une véritable investigation pour mener à bien son enquête. Dans cet ouvrage, il nous livre les nombreux entretiens qu'il a eut avec des habitants de Delhi - dont je retiendrais personnellement celui avec Anupam Mishra, environnementaliste et spécialise de l'eau. Dans "Delhi Capitale", Rana Dasgupta nous brosse le portrait de l'histoire contemporaine de Delhi et de l'Inde, l'économie et le capitalisme, la politique, la corruption, les classes criminelles, les pauvres, l'expropriation, le domaine de la sante, l'environnement ... Tout en y incluant faits divers, expériences personnelles, ... Bref tous les éléments-clés nécessaires à une bonne compréhension de la géopolitique actuelle. C'est un ouvrage merveilleusement bien orchestré et vraiment très intéressant. Il peut largement convenir à des personnes faisant des recherches sur Delhi ou à de simples curieux. Rana Dasgupta a deux avantages que ne peuvent pas avoir d'autres écrivains. La première est que c'est un homme d'origine indienne qui est né et a grandi en Occident, cela lui confère un point de vue détaché et objectif. Il est venu habité Delhi vers la fin des années 2000 par amour pour une femme mais avec également avec un objectif concret dans ses valises, celui de se consacrer à 100 % à l'écriture d'un roman. Le but de ce retour sur la terre de ses ancêtres n'étant pas forcément celui de retrouver ses origines - le véritable foyer des Dasgupta était Calcutta - ni de s'y établir même si deux décennies plus tard il vit toujours à Delhi. Le second avantage est que Rana Dasgupta est arrivé dans une Delhi en pleine mutation et en pleine effervescence. En ce temps-là, elle offrait un tourbillon d'opportunités et de projections de l'avenir. Une métamorphose, conséquence directe de 1991 où l'Inde a adopté les principes de l'économie ouverte et de la libre entreprise mais qui a rencontré par la suite de nombreux obstacles liés à la classe supérieure dirigeante. L'organisation des XIXèmes Jeux du Commonwealth qui eurent lieu en 2010, un véritable gouffre financier et de corruption, n'a pas eut l'effet escompté, au contraire. Je remercie Rana Dasgupta qui, à travers "Delhi Capitale" a répondu à mon interrogation qui est resté en suspens depuis ma première lecture de "La Cité des Djinns" de William Dalrymple, à savoir : "Que reste-t-il en ce début du XXIème siècle du Delhi de "La Cité des Djinns" de William Dalrymple, écrit alors que l'Inde soufflait sa quatrième décennies d'Indépendance et que la ville s'écroulait déjà sur elle-même ? L'avenir nous le dira". Dans la cosmologie hindoue, nous sommes à l'ère de Kaliyuga, une période noire où les êtres humains ne respectent plus l'ordre du monde et qu'un jour l'ordre du monde se retournera. Delhi en est le parfait exemple. Elle est protégée par une épée de Damoclès même si tous ses habitants ne sont pas logés à la même enseigne. Il faudra sans doute un miracle pour que des hommes prennent enfin conscience de la situation d'urgence dans laquelle s'est embourbée la capitale indienne et fasse le nécessaire pour la sauver. Mais encore une fois l'avenir nous dira. Rana Dasgupta, rendez-vous dans vingt ans pour un nouveau bilan ?
Tel est, au volant, mon champ de vision. Les phares slaloment tous azimuts, pleins phares aveuglants, tous, tandis que, dans l'ombre rétinienne, fusent des corps restées dans le noir, presque indiscernables dans la nuit. Et un concert continuel de klaxons : car la circulation n'est pas un flot qui vous emporte, mais une jungle dans laquelle il faut tailler. Les automobilistes se comportent comme si le monde entier était contre eux et, de fait, c'est exactement ça : si l'on ne saisit pas sa chance, si l'on ne remplit pas le moindre espace libre en usant de toute la vitesse et de la masse de son véhicule, c'est un autre qui le fera.
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Le cynisme de Delhi découlait de son histoire et d'un sentiment ancien qu'elle avait : le monde n'existait que pour dérober, détruire et profaner votre bien le plus cher. Delhi aurait été corrompue en toutes circonstances. Mais la raison pour laquelle, au début du XXIe siècle, la corruption y avait atteint des niveaux faramineux, était sa position de capitale, de siège, de politique fédérale.
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Par ses gagnants et pas ses perdants, par la culture des nouveaux arrivés et par le retrait de celle des partants, c'est la Partition, plus que tout le reste, qui marque l'avènement de ce qu'on peut reconnaître comme la culture actuelle de Delhi. La ville contemporaine est née de ce cataclysme : sa culture est une culture traumatisée. Même ceux qui naquirent bien après la Partition, même ceux qui, comme moi, sont arrivées à Delhi d'ailleurs et chargés d'autres histoires, tous reconnaissent en eux nombre des tics post-traumatiques qui caractérisent la ville : raison pour laquelle elle paraît à ce point brisée par le plan émotionnelle - et si menaçante - aux yeux de qui arrive d'autres villes indiennes.
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DEHLI CAPITALE
De Rana Dasgupta
Titre original : Capitale, the Eruption of Delhi
Traduit de l'anglais (Inde) par Bernard Turle
Éditions Buchet Chastel
Date de parution : 11/05/2016 - ISBN 978-2-283-03001-1 - 592 pages - Prix éditeur : 25 € (existe en e-book, prix éditeur : 16,99 €)
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